Futuro Remoto, I racconti Futuro remoto

120 minutes_Rima Abdel Fattah

_Résumé:

C’est l’histoire  d’une femme qui a quitté le Liban il y a quinze ans pour s’installer en France. Là, elle s’est fait  des amis et une nouvelle existence ; tout en restant attachée à certains objets du passé.  A l’occasion d’une erreur de date sur un ticket de caisse, elle remet en question sa vie et son avenir…

La prise de conscience de la fuite du temps s’accompagne, chez ce personnage d’une reconsidération de sa double appartenance.  Le déracinement, toutefois, loin de constituer un handicap,  s’enrichit d’un dialogue des cultures.

Parfois, il suffit de 120 minutes pour changer une vie.

120 minutes

En passant la porte d’entrée, elle fredonnait encore le refrain qui passait à la radio au moment où elle avait garé sa voiture. Elle lança ses clés dans le vide-poche. Le trousseau heurta le bord de la table basse et retomba sans bruit sur le tapis. Elle se baissa pour le ramasser. La table ronde, en merisier massif, et le vieux tapis écarlate, précieux héritages d’une arrière-grand-mère faisaient sa fierté. Elle effleura au passage le bois égratigné, caressant un reste de peinture sous lequel transparaissait un labyrinthe de cernes. Combien de fois, enfant, s’était-elle amusée à les compter, relevant le défi de deviner l’âge de ce morceau de bois. Se doutait-elle à l’époque qu’elle s’y accrocherait un jour comme à une planche de salut ; qu’elle refuserait , malgré les remarques désobligeantes de ses amies et les regards ironiques de ses visiteurs… de changer  le décor de ce coin de sa maison dont le reste de l’ameublement criait la modernité !

Elle tourna le dos et rejoignit en quelques enjambées la cuisine dont il lui suffisait de passer le seuil pour qu’un système sophistiqué d’éclairage et de climatisation se déclenchât automatiquement.

Un coup d’œil rapide à sa montre lui confirma qu’elle était en retard.

17h55

Ses invités allaient bientôt arriver. Le menu simple qu’elle s’était promis de préparer à leur intention ornait la porte de son frigo. Elle devait se mettre au travail. En même temps qu’elle s’affairait devant un comptoir  en forme d’îlot, flottant au centre de la grande cuisine, elle se concentra sur les battements de son cœur qui s’affolait chaque fois qu’elle ne se sentait pas maîtriser une situation. Elle s’efforça de donner à sa respiration un rythme raisonnable.

Avec un peu de chance, ils seraient retardés par un bouchon à l’entrée du centre-ville. Ils s’arrêteraient chez un fleuriste, hésiteraient sur le choix d’un bouquet de roses ou de tulipes… Josiane, telle qu’elle la connaissait, traînerait chez son libraire. Elle causerait longtemps avec lui et ils décideraient ensemble s’il fallait lui offrir, cette fois, un livre de recettes, un recueil de poésies ou, qui sait, la biographie d’un chef de guerre…

Cette pensée lui arracha un sourire. Ses étagères croulaient de bouquins ainsi choisis, au gré de l’humeur de ces deux vieux camarades dont les relations ne finiraient pas de l’intriguer.

18h40

Son téléphone portable vibra légèrement dans la poche de son tablier. Nouveau message : Empêchement de dernière minute. Désolée pour le retard. A toute à l’heure. Et l’incontournable bizzzzzzzz qui servait de signature à Charlotte dont les messages ressemblaient invariablement à ceci : Retenue d’urgence au bureau. Bizzzzzzzz. Ou, ne m’attendez pas. Je serai à temps pour le dessert. Bizzzzzzzz.

Elle soupira en admirant les plats qui s’alignaient sur le comptoir. Avec la table et le tapis, le taboulé faisait partie de cet « album de famille » qui avait survécu à sa jeunesse au pays. Elle s’enorgueillissait de réussir cette délicieuse salade, riche en couleurs et en saveurs, qui l’entraînait, le temps d’une bouchée, au-delà de la Méditerranée.

« Deux brins de persil, quelques dés de tomates et Bériz est à toi ! » avait lancé sa mère, il y a près de quinze ans.

19h

Elle calculait tout, organisait tout, préférait ne rien laisser au hasard. Elle se faisait un point d’honneur à mettre de l’ordre dans sa vie, mais jamais dans sa garde-robe. Son regard se perdit dans les entrailles d’une armoire en bataille. Elle en tira une robe légère, fendue dans le dos, fleurie à volonté et l’y enfouit à nouveau. Elle finit par piocher un jean délavé et un long t-shirt gris avec, pour seul motif, une tour Eiffel en contre-plongée.

« N’oublie pas de me ramener la tour Eiffel ! Pas la vraie… évidemment », avait ajouté ce jour-là sa mère qui s’était esclaffée en regardant, d’un air embarrassé, les oncles, tantes, cousins, voisins venus souhaiter un bon voyage à sa fille et qui risquaient de la prendre pour une ignorante.

Ce fut la première chose qu’elle acheta, le lendemain de son arrivée à Paris. Cette tour Eiffel, haute de vingt centimètres trônait, depuis, aux côtés d’un vide-poche en faux limoges, au-dessus d’un vieux tapis où éclatait la fantaisie orientale dans toute sa splendeur.

Quinze années. Chaque instant, en s’écoulant, en avait effacé un autre. Les premières années, elle avait écrit de longues lettres, envoyé des centaines de cartes postales. Puis, elle avait demandé qu’on lui envoyât  le tapis. Elle y passa de longues nuits, assise, allongée, recroquevillée… Puis arriva la table. Fétiches qu’elle emportait à chaque déménagement.

19h20

On sonna à la porte. Elle ouvrit, salua, sourit… Elle s’assura que tout le monde s’était installé confortablement, offrit à boire à chacun. Son esprit était en mode veille. Des bouts de conversation lui parvenaient, mais elle n’y comprenait rien, comme si elles avaient été prononcées dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Ce n’était pas, certes, sa langue maternelle. Mais cela faisait une bonne quinzaine d’années qu’elle respirait, mangeait, s’endormait, se réveillait… dans cette langue.

Elle quitta le salon et revint vers la porte d’entrée. Elle saisit le morceau de papier froissé qu’elle avait laissé sur la table, avec son trousseau de clés. Un rectangle blanc. 7 x 15 centimètres. Une liste en petits caractères noirs au recto. Des messages publicitaires au verso. Un ticket de caisse de rien du tout, comme on pouvait en avoir des dizaines au fond de son sac à main, de ses tiroirs ou de la boîte à gants de sa voiture.

La date imprimée dessus l’avait fait sourire le matin-même. Elle en avait plaisanté avec la caissière qui s’était crue en devoir de lui présenter des excuses.

« Les machines, c’est comme ça madame. Ça vous lâche à n’importe quel moment. On a beau s’en croire les maîtres, du moment où on les fabrique et où on les programme. Mais, pour moi, elles sont tout à fait imprévisibles. » Et elle lui proposa de patienter, le temps que le problème soit réglé et qu’un nouveau ticket avec la date exacte du jour où l’on était soit imprimé.

C’était parfaitement inutile. Elle sourit, remercia et se dirigea, les bras chargés, vers sa voiture. Derrière le volant, elle reprit le papier et l’observa longuement. 26 mars 2029. Elle avait acheté ses biscuits, son fromage, ses savons… dans quinze ans ! Jour pour jour.

19h40

Ses invités criaient famine. Elle se ressaisit, enfonça le ticket dans la poche de son jean et courut vers la cuisine. Elle transporta un à un les plats savamment décorés et les posa devant une bande qui roucoulait d’admiration. Les canapés de crème de saumon à l’avocat, les bricks au fromage de chèvre et à la ciboulette, les champignons farcis au camembert… et pour couronner le tout, un délice de taboulé qui, comme l’avait prédit sa mère, avait su séduire les plus gourmets.

Il avait suffi d’un bout de papier, d’une erreur banale pour que tout remonte à la surface. Le visage de sa mère, ses paroles… le passé, le pays. Aussi n’attendit-elle pas le départ de ses amis.

19h55

Elle posa sur son lit une valise en cuir qu’elle ouvrit avec des gestes tendres, on aurait dit autant de caresses. Elle y posa, comme on range un bijou dans son écrin, une tour Eiffel achetée il y a quinze ans aux alentours du Pont-Neuf.