I racconti del Premio Energheia Europa

Lettre à Harry, Emma Dubreucq

Compte finaliste du Prix Energheia France 2020.

 

Cher Harry,
J’imagine que tu dois être quelque peu surpris de me voir m’adresser à toi, plutôt qu’à ton frère. Tu dois me croire, ce n’est pas la chose la plus facile que j’ai fait. Mais je ne suis pas assez forte pour lui parler, alors je me tourne vers toi en espérant que peut-être tu pourras me comprendre.
Je ne vais pas bien Harry. Je ne suis pas sûre de trouver les bons mots pour te décrire à quel point je suis fatiguée. J’ai l’impression de me noyer. Ce monde attend trop de moi et mes épaules ne sont pas assez solides. Je vois les gens autour de moi évoluer, marcher, rire, vivre. Quand moi je suis coincée avec cette effroyable sensation de vide. Je me sens vide. Vide de forces, vide d’envie. Je n’ai pas le moindre désir de lutter et d’ailleurs, je ne saurais pas comment faire même si je le voulais. Comment lutter contre ça ? Je me noie dans ma propre vie Harry. J’ai vingt-cinq ans. C’est un âge où l’on est censé découvrir la vie, parcourir le monde, faire des rencontres. Un âge où l’on n’est pas
censé être terrifié par le simple fait de vivre. Un âge où l’on est pas censé se sentir écrasé,
oppressé, terrifié rien qu’à la simple idée de respirer. Un âge où l’on est pas censé prendre des médicaments pour apaiser le monstre qu’est devenu son propre esprit.
Je n’ai jamais été quelqu’un de très spontané et ce voyage aux milles chemins qu’est la vie m’a toujours un peu intimidé. Mais quand j’étais enfant, cela ne paraissait pas aussi dur que ça. C’était juste une vie de possibilités qui s’offrirait à moi lorsque je serais plus grande. Pourtant, aujourd’hui je suis plus grande, et je vois les possibilités, mais c’est comme si mon corps refusait de m’obéir. Il y a ce serpent dans ma tête. Qui me dit que je n’y arriverai pas. Qui me dit que je ne suis pas assez forte. Au début, j’ai cru que c’était juste une angoisse comme une autre, que cela finirait par passer à mesure que je grandirais. Je commence à mesurer seulement maintenant à quel point je me suis trompée. Cela n’est pas passé. Au contraire, cela a empiré. Cette angoisse a grandi en
même temps que moi, elle a évolué en même temps que moi. D’une certaine façon je me suis endurcie, mais elle aussi.
C’est ironique tu sais. Quand j’étais plus jeune, je ne me suis jamais inquiétée de savoir qui j’étais. J’étais plutôt inquiète de ne pas ressembler aux autres. Aujourd’hui, je me sens bien mieux dans mon corps, j’ai appris à m’accepter et à m’aimer, et bien que j’y travaille encore, je sens que physiquement je vais mieux que jamais. J’ai repris le sport avec assiduité et voir les résultats sur mon corps me rend particulièrement fière. Je construis mon corps. Pour la première fois de ma vie je commence à affirmer qui je suis physiquement.
Mais mentalement… Oh mentalement je suis un désordre total. J’ai l’impression que je pourrais m’effondrer à tout moment. Mon corps sait, de lui-même, comment marcher et respirer. Mais mon esprit, mon esprit lui, est à des années lumière de ça. Mon esprit est seul et fatigué. Fatigué de se battre contre des démons qu’il ne voit même pas. Fatigué de devoir lutter dans un combat silencieux et invisible. Je perds sans même essayer de me battre Harry.
C’est comme si rien ne m’atteignait, comme si rien ne pouvait me toucher. Sais-tu ce que ça fait de ne rien ressentir mis à part un vide effroyable ? Sais-tu ce que cela fait de se sentir comme une coquille vide ? J’espère de tout mon coeur que non. Car il n’y a rien de pire. Sentir qu’on tombe et douter qu’on puisse se relever. Voir le précipice juste devant soi et y être irrésistiblement attiré.
Je devrais avoir confiance en moi n’est-ce pas ? Je devrais avoir confiance en mes capacités n’estce pas ? Je suis une adulte, je sais m’occuper de moi, je fais mes propres choix, je me lève tous les matins en sachant que j’ai une vie à vivre, et pourtant j’ai toujours cette impression que quelque chose en moi est mort. Peut-être ai-je porté pendant trop longtemps mon armure ? Peut-être est-elle finalement en train de m’étouffer ? Peut-être me suis-je tellement habituée à elle que j’ai fini par la laisser m’engloutir ? Peut-être vais-je finir par disparaître en elle ?
Ce n’est pas totalement vrai. Parfois ce vide en moi disparaît momentanément. Mais quand il disparaît c’est uniquement pour me harceler d’une autre manière. Le vide se comble et pendant l’espace d’un instant je ressens. Je ressens la détresse qui l’habite. Je suis en colère Harry. Je suis constamment en colère. J’ai l’impression que ma colère et ma détresse se nourrissent l’une de l’autre. Et moi je me retrouve au milieu, entre deux feux, à devoir gérer des émotions défaillantes, qui m’agressent chacune à leur tour.
Je sais bien que je devrais adresser ces mots à ton frère. Je sais bien que c’est à lui que je devrais parler, à lui que je devrais m’excuser. Pour l’avoir déçu, pour l’avoir laissé tomber. Lui qui m’a toujours encouragé et soutenu. Mais tu sais comment il est. Tu sais à quel point il aime la vie, à quel point il peut être enthousiaste pour tout et rien. J’ai tellement peur de le décevoir. Cela serait terrible. Crois-tu qu’il pourrait comprendre ma détresse ? Crois-tu qu’il pourrait la pardonner ?
Après tout, qui pourrait comprendre ma détresse, quand même à mes yeux elle reste un vide sombre et froid ? C’est une partie de moi-même que je ne connaissais pas, une partie sombre qui commence à prendre le dessus sur le reste. L’ombre qui guette le bon moment pour attaquer. Il y aura bien un moment où je ne pourrais plus lutter, pas vrai ? Il y aura bien un moment où je devrais céder. Car cela sera forcément à moi de céder, pas vrai ? Tout cela sera-t-il un jour plus facile ?
Je voudrais juste me sentir en vie à nouveau Harry. Sentir que j’existe, que mes épaules sont assez fortes. Il faut qu’elles le soient n’est-ce pas ? Je ne peux pas vivre en étant faible.
Mais tout ce que j’arrive à faire en ce moment c’est gâcher mes jours les uns après les autres. Personne ne voit-il donc pas que je ne vais pas bien ? Pourquoi personne ne peut m’aider ? Pourquoi dois-je être constamment seule ? Pourquoi dois-je tomber encore et encore ? Je doute de pouvoir me relever. Avec quelles forces ?
Je suis fatiguée Harry, si fatiguée. Et je doute. Si tu savais comme je doute. Je suis en colère et je suis triste. Tous les jours. Je ne suis pas heureuse. C’est ma détresse. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à être heureuse ? Dis-moi pourquoi est-ce si difficile ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? N’y a-t-il que moi ? Je ne me fais plus confiance Harry. Comment le pourrais-je, déchirée en deux comme je le suis ?
Je ne sais pas pourquoi je te dis tout ça. Ne va pas croire que je me cherche des excuses. Je pense que je suis simplement lasse de prétendre être quelqu’un que je ne suis pas. Il est temps que je laisse tomber les masques et ce faux sourire accroché à mon visage. Temps d’affronter mon reflet dans le miroir. Si seulement je savais comment faire. Si seulement j’étais assez forte pour ça. Tout le monde a l’air de savoir comment voler. Mais moi j’ai des ailes de plomb. On dirait que Icare va encore tomber ce soir.
J’ai toujours eu l’habitude de me réfugier dans l’écriture, j’ai toujours été plus douée avec mes mots qu’avec mes sentiments. Mais aujourd’hui je doute même de ça. Je doute de mes mots, car ils viennent de mon esprit et je crois qu’il est trop en désordre pour être fiable. Tout comme mes mots, en ce moment même mes émotions me sont étrangères, je ne les reconnais pas, comme si c’était celles de quelqu’un d’autre. As-tu déjà jamais ressenti quelque chose comme ça Harry ? T’es-tu déjà regardé dans un miroir avec le sentiment de voir un étranger ? Un inconnu à qui tu voudrais
dire « Mais qui es-tu ? Pourquoi ne peux-tu pas juste être moi ? »
Comme tu voudrais briser ce miroir, fuir ton reflet, fuir tout ce qui représente un obstacle parce que tu sais que tu ne pourras pas le franchir. Tu voudrais qu’on te dise « Ce n’est pas ta faute, tu es malade », mais il n’y a personne pour te dire ça, parce que personne ne sait. Personne ne sait pour la mer noire qui gronde en toi. Personne ne sait pour la vague sombre qui te harcèle encore et encore. Personne ne sait pour la détresse. Les gens ne voient qu’une fille qui sourit, il ne voit que le masque que tu leur montres. Tout le monde porte un masque, je veux dire, c’est normal on ne peut pas se montrer nu à n’importe qui, n’est-ce pas ? Mais ton masque à toi est lourd. Si lourd. Et avide.
Tellement avide qu’il commence petit à petit à grignoter ton visage. Un jour tu ne seras plus qu’une peinture vierge.
J’ai peur Harry, peur de devenir cette peinture vierge. Peur qu’un jour les larmes se tarissent parce que j’aurai baissé les bras. J’ai peur que mon esprit ne soit pas assez fort. J’ai vingt-cinq ans et je n’ai pas envie d’en avoir vingt-six.
Je ne sais pas comment finir cette lettre, je ne sais pas comment te dire au revoir. Je n’ai jamais été très douée pour dire au revoir. Ne t’inquiète pas trop pour moi, je vais essayer de me battre. Je ne fais pas de promesse, je crois que j’ai juste besoin de temps pour me trouver. Pour me sauver. J’ai besoin de temps pour guérir.
Avec toute mon affection,
E