Virginie ou la lumineuse petite fée, Marie-Amelie Huard de Jorna
Nouvelle mention du Prix Energheia France 2023
Cette histoire est celle que tu aurais pu ne jamais découvrir. J’ai commencé à l’écrire, absorbée par ce qu’elle portait en elle et crois-moi, toi qui endosses l’habit du lecteur, une autre histoire avait bien l’intention à ce moment-là de se frayer un chemin sur le papier. Les aléas de l’écriture ont fait que celle que tu vas lire a bien failli finir dans un tiroir.
Une petite fée m’a toutefois rappelé qu’il fallait « la terminer ».
Du haut de ses petites ailes de la raison, cette petite fée pousse du pied les obstacles pour me rappeler que cette histoire a besoin d’exister. Qu’elle mérite de trouver sa place ici.
Tandis que je me perds dans des questions : « et si je ne la couchais pas sur le papier, que resterait-il de cette histoire ? Existe-t-il un paradis des histoires oubliées ? », la petite fée accélère sa ronde autour de moi pour me signifier de stopper mes interrogations et de laisser mes doigts courir sur le clavier. Un souffle d’air agréable et rassurant me caresse alors le visage. J’apprécie sa démarche. Sa danse repousse toute hésitation et je me sens prête à poursuivre.
La petite fée est en train voltiger autour de mon écran créant une myriade d’étincelles d’impatience. Au moment de me lire, toi lecteur, tu ne la voies pas, mon texte est rédigé et elle s’est envolée vers d’autres textes depuis quelques temps. Tu peux tout de même l’imaginer. Elle porte une tenue qui ressemble à des pétales de tissu fin accrochant la lumière du soleil que laissent filtrer les feuilles des arbres sous lesquels je me suis installée pour écrire. On dirait une petite robe empruntée aux araignées qui tissent leurs toiles dans les herbes et qui reçoivent les gouttelettes de rosée le matin. Peut-être connais-tu cette délicatesse qu’offre la nature, qui s’adjoint les services d’une tisseuse à huit petites pattes.
Je me suis installée sous ces arbres bien touffus qui m’abritent de la chaleur pour te raconter cette histoire, loin du béton et du métal présents dans nos villes qui enferment par trop de touffeur le rêve d’une fée porteuse de raison. Ici sous ces arbres, les pieds dans l’herbe chatouilleuse, je m’éloigne du vacarme pour te laisser entendre le chant que les petites fées produisent à nos oreilles. Pendant que j’écris, elle me rappelle l’importance de la poésie dans nos vies et la chance que l’on a de pouvoir en offrir à chacun.
Elle semble tout de même impatiente et me demande de lui raconter sans plus attendre l’histoire que je souhaite écrire. Je lui parle donc de Virginie. La petite fée me regarde, attentive. Elle semble bondir sur de minuscules nuages rendus visibles par ses petits sauts qu’elle exécute avec grâce. Une fois l’histoire racontée, elle poursuit à son tour d’une voix proche du tintement de cristal : « le bruit de la taule froissée est effrayant. » C’est aussi mon sentiment. Quand Virginie m’a raconté cette histoire, le bruit de la taule froissée est demeuré longtemps l’écho de son passé qu’elle a partagé avec moi. La petite fée frissonne dans le vent mais à la fin de l’histoire elle s’illumine à nouveau et me lance des « allez, écris maintenant ! ».
Voici l’histoire de Virginie :
Par la suite, on avait dit à Virginie que le conducteur arrivant droit sur eux ne regardait pas la route. Qu’il regardait l’écran de son téléphone. Il roulait vite et son attention retenue par les messages qu’il lisait n’avait pu leur éviter le pire. Virginie avait perdu beaucoup ce jour-là.
Un an plus tard. Les visiteurs déambulaient devant les toiles de la Grande Galerie du Louvre, arborant sourires et bonne humeur en cette belle journée printanière. Virginie avait pris place sur un banc de velours rouge devenu sa place habituelle depuis les derniers mois. Son banc l’accueillit en cette fin de matinée, elle et ses pensées, face au “Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon”. Ce tableau lui avait permis de rencontrer Karl lors des études d’histoire de l’art qu’ils avaient tous les deux entreprises. Il venait de Bavière pour une année d’études. Ils ne s’étaient plus quittés depuis lors. Dans la Grande Galerie la foule fourmillait autour d’elle et envahissait autant les lieux que le peu d’espace de vie qu’il lui restait. On aurait cru une nuée d’abeilles dans un champ de fleurs à butiner. Malgré le bruit ambiant, ces abeilles l’enfermaient dans un silence qu’elle ne sut décrire comme pesant ou libérateur. Les parfums s’accumulaient et lui faisaient tourner la tête.
Elle se ressaisit et concentra à nouveaux ses idées sur le tableau qui lui faisait face. Le rouge l’obsédait. Pourtant sa concentration s’effilocha à nouveau et alors que le monde s’agitait, ses souvenirs reprirent forme et le vide s’installa. Elle n’entendait plus les pas des visiteurs, elle n’entendait plus les murmures émerveillés qui emplissaient la salle. Seulement le bruit de la taule froissée. La chaleur du sang surgit aussi dans ses souvenirs, ainsi que l’incompréhension.
Dans cette galerie du Louvre, le présent s’exprimait toujours pendant qu’elle glissait dans un passé impossible à modifier. Elle aurait tout donné pour en déplacer quelques virgules. Que pouvait-elle y faire aujourd’hui ? Tout simplement vivre avec ? Comme s’il suffisait de tourner une page et d’en écrire une autre ?
Ce jour ensoleillé, à la douce chaleur de la saison et bercé par l’innocence touristique qui l’entourait, devait lui apporter la réponse qu’elle attendait. Que faire de sa vie désormais ? Les longues nuits qu’elle traversait depuis ce tournant ne lui offriraient plus aucun répit. Elle avait alors choisi ce jour, un jour comme un autre, pour venir contempler ce tableau une dernière fois. Elle resta ainsi un certain temps, pensant à Karl, sorti vivant de l’accident, sauvé in extremis mais dont la mémoire avait fui son âme et ses souvenirs. Il avait perdu la mémoire d’une vie à Paris, celle d’un amour avec Virginie. Il échappa ainsi au choc de la perte de leur enfant à naître qui avait trouvé la mort dans cet accident de voitures. Les soins administrés à Karl n’avaient servi à rien, il ne la reconnaissait plus. Les parents de Karl étaient venus le chercher pour lui offrir le souvenir de sa maison d’enfance. Le temps passa, les nouvelles s’espacèrent et les espoirs avec.
Plus le soleil illuminait la galerie plus les pensées de Virginie s’assombrissaient. Le noir l’envahissait. Elle se leva, sentant le moment arriver. Il fallait en finir. Elle s’était imaginée de nombreuses possibilités.
Un souffle frais accompagna ses pas, la trainant vers la porte de l’aile ouest. Elle serra ses bras autour de son pull blanc qui savait la réchauffer en temps normal. Elle s’apprêta à saluer le gardien qu’elle ne reconnaissait pas – un remplaçant probablement – quand elle sentit un parfum qu’elle reconnut immédiatement. Virginie se retourna aussitôt. Était-ce possible ? La foule était trop dense près de l’entrée, les gens se croisaient, se touchaient, s’esquivaient. Elle ne vit personne en particulier. Mais ce parfum… Le souvenir de Karl balaya tout. Elle regarda à nouveau le gardien qui lui sourit et la contemplait d’un œil attentif et brillant. Il pointa du doigt le tableau qu’elle venait de quitter et murmura des paroles inaudibles. Elle ne comprenait pas mais ce parfum la persuada que quelque chose venait de se produire. Elle revint sur ses pas, fendit la foule au pas de course, bousculant ici et là quelques groupes de visiteurs et aperçu ses cheveux. Elle reconnut ses épaules, sa manière de s’assoir et de pencher la tête devant une œuvre. A quelques mètres à peine, à portée de voix, Virginie prononça du bout des lèvres le prénom de Karl et le temps s’arrêta lorsque l’homme se retourna.
La petite fée pense que mon texte est terminé. Elle me demande tout de même : « Que penses-tu que le lecteur retiendra de cette histoire ? » Je lui réponds que j’aimerais qu’il se souvienne que l’espoir est permis et qu’il peut prendre bien des formes, qu’il reste optimiste, et qu’il n’oublie pas de conserver son âme d’enfant au milieu des tumultes de la vie. Qu’il soit aussi pétillant que toi petite fée aux ailes de lumière.
Avant qu’elle aille illuminer les inspirations d’autres conteurs d’histoires, je lui demande son nom. Elle me répond en riant qu’on la nomme Nitescence et elle rit de plus belle. Je souris. C’est ma manière de la remercier. Je ferme la page de mon texte alors qu’elle bondit vers de nouvelles histoires, son joli rire résonnant entre les feuilles et les souvenirs.
Si une furtive et inattendue lumière passe devant toi lecteur, c’est qu’une petite fée se tient près de toi. Elle s’apprête à te parler.