I racconti del Premio Energheia Europa

Avant qu’il ne soit trop tard_Ranine Ghamrawi, Libano

libreria1_Premio Energheia Libano 2011.

Hector se croyait philosophe. Quand ses copains rigolaient de lui, il faisait la mauvaise tête et puis esquissait un sourire, se régalant en pensées “Un jour viendra, et ils le verront”.  Après des études universitaires non exhaustives, il prit carrément la decision de ne pas chercher du travail: cela l’aurait tué de mettre ses “talents” au service des autres! Il profita de ses journées pour noter méticuleusement  tous les événements qui surviennent, à la recherche de ce qui serait, bien sûr, sa fameuse “explication de l’univers”, une théorie qui bouleverserait le monde.

 

Une journée suivait  l’autre. Il developpa un rituel : chaque matin, il se levait, non sans difficulté, gagnait l’unique fenêtre de son studio, en ouvrat les volets et entrebaillait les jalousies. Le soleil levant dessinait un rai de lumière blanche sur le sol bétonné, il plissait les yeux pour mieux voir la terrasse, là-bas, en face, et attendait. La verrait-il aujourd’hui?

Enfin le grondement sourd et continu des camions cessé, elle allait pouvoir ouvrir la porte-fenêtre, aérer le salon. Elle scruta la fenêtre d’en face. Depuis qu’elle avait  emménagé dans ce nouveau quartier, elle ne pouvait résister à l’appel chaque matin. Elle l’observait tentant de deviner ses traits. Lui, qui embellissait cette sinistre fenêtre.

Il l’apercut. Il la devina plus qu’il ne la vit car la lumière était déjà vive. Il remarqua que ce matin elle avait encore cette jupe bleue qui virevoltait.  Soudain, il se redressa en soupirant. Il ne pouvait pas perdre sa journée. Il n’attendrait pas qu’elle rentre.  Il était temps qu’il se remette à ses recherches.

 

Il ouvrit l’encyclopédie, il faut toujours  commencer par des concepts de base. Il rechercha un article. “Etre humain : la vie des hommes en société”. Il sentit qu’il approchait de quelque chose.

On frappa à la porte. Qui pouvait bien lui rendre visite de si bonne heure? Evidemment , c’était la femme de ménage, une jeune tunisienne, plutôt mignonne, mais incapable de se taire plus d’une minute. Ce jour là, et pour la enième fois, elle lui raconta toute son histoire. Sa vie ici, son départ de son pays d’origine, sa misère. Elle aimait bien le prendre en témoin car il semblait toujours distrait. C’était presque comme parler au néant.

 

“Il y avait cette fille qui était revenue d’Europe. Elle nous racontait toutes sortes d’histoires faramineuses qui  parlaient de paradis terrestre, du bonheur que l’on pouvait avoir! Et moi, j’assistais impassible à son spectacle. Je la haissais. Elle avait eu cette chance que je n’aurais probablement jamais! Moi, malgré  mes études, je finirais certainement par nettoyer les demeures de filles stupides, qui, elles, avaient su se débrouiller. Pourtant, je rêvais.

C’est pour cela que, lorsqu’on me proposa de partir, j’ai tout de suite acquiesé. Je refusais de dire non à la chance.  Je ne savais pas… Maintenant, ici, on a beau se dévisser la tête, chercher de tout cotés, rien pour se raccrocher…Parfois, malgré tout, dans le lointain, je tente d’apercevoir un avenir mais plus rien ne se dessine, plus aucun paradis n’ouvre ses portes. Pire! Ici, je n’ai même plus  le droit de rêver! Si seulement, elle me l’avait dit!”

 

Son discours le marqua. Hector réfléchit longuement et nota “le rêve”.  Il avait déjà accumulé des centaines de brouillons qui trainait un peu partout. Parfois, il lui arrivait d’être honteux d’avoir cru en ses dispositions littéraires. Ces pages ne valaient rien! Néanmoins, il insistait parce qu’écrire, même mal, c’est une maladie.

 

L’après midi, étouffant en cette saison, s’achevait. Hector avait sommeillé sur la banquette. Les rayons du soleil traversaient le rideau.  Ils le réveillèrent agité. Il se dirigea vers la fenêtre, repoussa les persiennes. Le soleil ne l’éblouissait plus, maintenant il éclairait la maison. Il la vit assise toute près de la terrasse. Il l’observa longtemps comme apaisé. A plusieurs reprises, elle regarda dans sa direction et il lui sembla même qu’elle lui faisait un petit signe de la main. Il eut cette envie de lui répondre, mais il resista. Ne rien précipiter.  Il ne croyait toujours pas à l’étonnante puissance de ce bonheur si doux.

 

 

Les jours se succédaient. Il travaillait de plus en plus, s’isolait davantage.  D’abord, il commenca par rater les déjeuners de familles, les anniversaires des amis, les sorties entre copain.  Puis, vint le temps ou il ne sortit plus que pour faire ses courses.  Il ne répondait même plus au téléphone, plutôt  lassé des politesses sociales, qui ne lui valaient plus rien.

Son ami d’enfance  s’inquietait.  Hector se détruisait. Il fallait le  sauver de lui même. D’habitude, c’était lui le dépressif, mais une expérience  mystique l’avait changé. De longues hésitations le ramenèrent enfin à décider de se confier, de s’ouvrir.  Il regarda longuement, le petit calepin bleu auquel il avait longtemps confié son malaise. S’adressant à Hector, il dit: “lis, relis, comprends.”

 

 

Les premières pages qu’il feuilleta  évoquaient une souffrance pénible, une terreur, une fureur : “ Une douleur vive. Je m’assois, me recroqueville, les coudes enfoncés dans le ventre! Ah, cette douleur ! Ah, cette tumeur ! Je palpe le ventre à sa recherche… On pourrait pactiser? Je lui donnerais un peu de mon sang, elle arreterait de proliférer. Si elle me tue, elle meurt ! Elle pourrait comprendre Ça?… Ah, mes jours!  Ceux qui me restent !  Je vais bientot pouvoir les compter ! Ne pas penser à ma maladie ! S’occuper l’esprit ! Ne pas se laisser aller. Non, je ne veux parler à personne! J’en ai assez , je n’en peux plus. Je sens la déprime se substituer a mes espoirs. C’est mauvais signe.”

 

 

Au fur et à mesure, le carnet devenait incompréhensible; Hector  lisait et relisait : “Je conjecture, je m’égare, je délire ! Je vais enfin pouvoir prendre mon sort en main! Je fixe la sphère et je l’attaque a la lime. Une lime qui semble murmurer elle aussi mon nom. L’ ardeur me gagne. Je m’enflamme. Je lime. Le temps passe, on me dit d’en profiter pour prier, pour me régaler, mais plus rien ne me semble  raisonnable. Ma sphère, elle, l’est davantage! Je vais reprendre le controle ! Je ne suis pas du genre qui se laisse aller! ”

 

 

Hector méditait. Une sphère? Pour quoi faire? Il ne pouvait s’empêcher de dévorer le carnet.

 

 

“Au point haut, je dépose ma sphère. Je la laisse aller. Elle roule. Je suis aux aguêts, prêt à corriger le moindre défaut de tir. Trajectoire impeccable! Ma femme m’appelle. Elle voudrait que nous sortions, elle ne parvient pas à comprendre mon obsession. Je refuse.  Cela  fait bien déjà longtemps je ne peux plus la regarder. Avant mon diagnostic, je ne pouvais pas prétendre que nous étions heureux, nous nous disputions constamment. Il y avait des moments ou j’aurais voulu m’éclipser, disparaitre. Maintenant, je me sens pire car dans ses yeux, je vois à chaque heure qui avance, cette terreur mélangée à un amour redécouvert aprèsavoir été oublié.  Et je ne peux  pas le lui rendre, son amour. Je suis affaibli, seulement capable de désamour.  Je peux me l’avouer à présent, j’ai toujours espéré que le Destin me ferait la grâce de me rappeler le premier.  Mais  voir la souffrance que je lui inflige, m’est insupportable.”

J’attends son départ pour  préparer la phase ultime de mon plan. Je fais un dernier tour de la maison.  Je cherche le revolver, le pose, le contemple. J’enchasse la sphère dans le métal froid.  Je m’installe dans le sofa, prend le revolver, le porte à ma tempe.  JE TIRE… Ca se termine donc ainsi? Un bruit assourdissant vibre dans mes oreilles. Je sens une violente douleur à la tempe. Une brûlure. Je me touche. Je suis toujours là ! Soulagement ! Mais, qu’est ce qui m’a pris ? La balle… Ou est passée la balle ? Je regarde le canon du revolver… Coincée dedans! La tête me tourne.  J’ ai compris, un peu tard, mais j’ai compris. J’appelle ma femme, je n’ai plus une minute à perdre. J’ai eu de la chance, moi. Je récupère. Certains vivent et perdent leurs vies. Au moins, j’aurais la chance de vraiment VIVRE, meme si c’est juste pour quelques mois…”

Emu, touché,  perdu. Milles et une idées se pourchassent dans la tête d’Hector.  Elles se bousculent, s’enjambent  dans un brouhaha insupportable. Il faut qu’il s’échappe. Il sort en trombe, dégringole les escaliers. Il se trouve au rez-de –chaussée. Il jette un coup d’oeil de l’autre coté de la rue, et l’apercoit. Elle se tient en face de lui…De l’autre coté de la route. Elle est mignonne dans ses habits de printemps. Un tissu léger et fleuri épouse ses formes ébauchées d’adolescente. Tout d’abord, il ne s’arreta pas, ne souhaitant pas l’importuner alors qu’il brûlait d’envie d’entamer la conversation.  Il hésite un très court instant, une dernière fois. Enfin,il se décida…Traversa la route. Il franchit les quelques pas qui le séparent d’elle.

Crissement de pneus, hurlements, cris, des voix inhumaines, une odeur de caoutchouc , du sang… Des inconnus courent affolés, la foule grandit… Elle s’approche, hésitante, de ce corps déchiqueté. Elle étouffe. Elle a toujours rêvé du moment ou il lui dirait “Bonjour!”.

Hector se regarde, contemple sa face mutilé, ses cotes ouvertes qui saignent sur le pavé frigide. Il s’éloigne, se volatilise, se répand partout. Une pensée pourtant ne le quitte pas…

J’ai encore le temps.