Le Pont – Camille James Lepellier_Paris.
_Prix Energheia France 2016.
La voiture est arrêtée sur le bas-côté de la route. Dehors, il fait nuit noire et il y a une fine brume. J’imagine que c’est toujours comme ça, en Mai, par ici. Au loin, on voit les lumières de la ville. Elle paraît si minuscule. Et au-dessus, des moutons de nuages, agglutinés à la surface de l’horizon. C’est beau. Hors de la ville…C’est sans doute le seul moyen de l’apprécier véritablement.
La musique est forte. Elle fait vibrer tout l’intérieur de l’habitacle surchargé par l’odeur âcre des sièges en cuir qui colle à la peau. Les vitres sont tapissées de buée. Leni et Oscar fument leurs joints avachis sur la banquette arrière. Ils ont l’air loin eux-aussi. A quelques centimètres derrière nous et pourtant tellement loin. La fumée fait écran entre nous. Ils ne nous regardent pas. Ils ne nous entendent pas, ne nous écoutent pas. Ils fument.
Tomi est assis derrière le volant. Cela a toujours été sa place, derrière le volant, même lorsque les voitures ne lui appartenaient pas. Il est rouge, légèrement brillant. J’imagine qu’on a encore trop bu. Comme tous les soirs d’ailleurs. On ne compte plus les bouteilles qui s’accumulent autour de nous. On est bien. On patiente. Tomi me prend par la main et ses yeux noirs caressent mon visage. J’ai chaud, terriblement chaud. Je ne sais pas si c’est l’alcool qui tourbillonne dans mes veines ou son parfum moite qui me grise, mais je me sens étrangement mou. C’est bête mais je crois que je l’aime.
Il m’embrasse. Furtivement, puis longuement. J’ai le goût sucré de ses lèvres et de la vodka pomme incrusté sur la langue. Je suis bien. On est heureux.
Les phares de la voiture éclairent devant nous. Au dehors, tout est sombre, imprécis. Sauf un panneau de signalisation indiquant en lettre rouge sur fond jaune : « Route Barrée. Danger ! »
Tomi sourit. Nos deux regards convergent vers l’horizon qui ne fait plus qu’un avec la nuit. Nous dévisageons le même néant. Tomi me prend par l’épaule et appose ma tête sur son cœur. A la radio, la musique change. Mais personne ne réagit, sauf lui.
« Vi to er smeltet samen vi kan ikke skilles mer.”
Il chante. Il a toujours voulu chanter. Je ne comprends pas vraiment ce qu’il dit, mais je l’écoute et souris.
« Tu m’aimes ? » s’interrompt-il fièrement.
« Oui, pourquoi ? » babultis-je troublé par sa question.
« Jusqu’à la mort ? » reprend-il avec un sourire appuyé.
« Oui, j’imagine…Tu t’en doutes bien. » Tout d’un coup, tout prend une saveur bizarre, froide et salée, comme de l’eau de mer dans les poumons. « Pourquoi tu me demandes ça ? »
« Pour rien… Ne t’inquiète pas. »
Son visage devient soudainement grave, du moins l’espace d’une seconde, juste le temps de reprendre son assurance habituelle, comme s’il s’était laissé le temps de souffler un regret entre ses lèvres. Il m’embrasse à nouveau. Il tremble un peu sous son tee-shirt. Je pense à l’alcool, à la fatigue. Il plonge ses yeux dans les miens. Il me regarde droit dans l’âme et me sourit. C’est sans doute sa façon de se rassurer, ou de me rassurer.
« Chante avec moi ! »
Derrière, Leni et Oscar fument tranquillement. Ils ont les yeux fermés, la tête pliée sur le rebord de la banquette. On dirait qu’ils dorment sagement.
« Vi to er smeltet samen… »
La voiture redémarre. Dans ma tête, je crois comprendre et quelque part, j’essaie de me convaincre que nous allons rentrer sagement chacun chez soi. Il est tard, la ville commence à fatiguer elle-aussi.
« Vi kan ikke skilles mer.. »
Il m’embrasse à nouveau, une dernière fois je pense. La voiture s’élance sur le pont et dépasse le panneau qui finit par s’effacer dans la pénombre.
Personne ne proteste. Je lui prends la main. J’ai le souffle qui s’emballe. Je ne dis rien, je chante avec lui et je ferme les yeux sur lui, après avoir mémorisé les formes douces de son visage. Il est trop tard. Je n’ai plus peur.