L’envol, Jeanne Demirdjian_
Claire avait attendu ce moment avec impatience. La rencontre avec André, un ami proche, en cette belle journée d’été, elle l’avait anticipée avec une grande joie. Elle aimait être assise à la table en fer bleu, dans la cour intérieure de son salon de thé favori, et discuter avec André. A « L’Archange », on oubliait que l’on était dans une ville aussi mouvementée que Paris. C’était sans doute grâce aux murs qui entouraient, sans l’étouffer, la cour arborée. Le soleil peignait des reflets châtains dans les cheveux coiffés courts de Claire. Le rose de ses joues allait bien avec le blanc-perle du bracelet de la montre d’André. 14 heures. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait boire, mais ils avaient le temps. Tout leur temps pour parler de ce qui était arrivé hier. Enfin, pour André. Elle, avait été à l’université. Rien qui sortait de l’ordinaire. Mais lui avait eu sa fête d’anniversaire la veille. Sa famille s’était réunie dans leur grande maison, située à Brétigny, à une trentaine de kilomètres de Paris. Cela avait aussi été l’occasion de le féliciter pour son diplôme d’ingénieur qu’il avait reçu à la cérémonie de l’école, trois jours auparavant. Ça avait été une journée très réussie. André était heureux. On aimait se retrouver en famille, chez les Desgueraines. Et son amie Claire, elle, qu’avait-elle fait ?
« -Oh, je n’ai ni mangé de gâteau d’anniversaire, ni eu le plaisir de discuter avec mes cousins. Je suis allée à mon cours de droit. Mais il était déjà tard quand il s’est fini, donc je n’ai pas pu me rendre au théâtre, comme il avait été prévu, avec papa. »
Le père de Claire était avocat et il partageait avec sa fille un amour de l’art, et de la littérature particulièrement. Henri Grach gagnait bien sa vie, mais pas suffisamment pour qu’ils s’autorisent, lui, sa femme et leurs quatre enfants, à partir en vacances, par exemple. On connaissait de plus en plus de gens qui quittaient la ville pour la campagne ou la mer. D’ailleurs, c’était peut-être pour cela qu’il n’y avait pas beaucoup de monde dans le salon de thé. La majorité des ménages que Claire et André connaissaient, s’en allaient au mois de juillet. Où irait André en vacances ? Ce n’était pas encore décidé. Il se rendrait peut-être en vélo, de Paris, voir ses cousins dans les Alpes suisses. C’était un sportif. Claire, elle, préférait les moyens de transport où l’on était, justement, transportés.
A ce moment-là, un avion passa juste au-dessus de leurs têtes, dans le carré bleu du ciel, laissant derrière lui de faux nuages blancs. Le bruit assourdissant de l’appareil eu un effet sans pareil sur Claire. Elle eut l’impression de retourner en enfer. Le vacarme lui faisait mal dans les oreilles, dans la tête, dans les jambes. Tout son corps était soudainement crispé, tétanisé. Pendant ces quinze secondes, Claire crut qu’elle était retournée aux années de guerre pendant lesquelles les avions étaient synonymes de destruction et de malheur. Alors, une alarme retentissait pour signifier d’évacuer les lieux, mais là, rien. La tension et la peur qui grandissaient en elle la poussaient à vouloir s’échapper. Mais dans le même temps, tout n’y était pas. Pas d’alarme, pas de chaises qui raclent le sol de concert, pas de voix inquiètes. Il n’y avait que chez elle que tourbillonnait une ribambelle de sensations. Pourtant, seulement quelques années s’étaient écoulées depuis la fin de la guerre. Mais elle était bel et bien la seule, en apparence du moins, à n’avoir plus du bonheur que des éclats brisés. Elle essaya de reprendre la conversation, en étouffant un genre de peur qu’elle pensait ne plus avoir à revivre de toute sa vie d’après-guerre. En vain : ses pensées la submergèrent pour la plonger au plus profond d’elle-même. Allongée dans l’herbe du jardin de sa grand-mère, elle lisait un livre. Réchauffée par le soleil dont les rayons passaient à travers les branches du cèdre bleu, son contentement devenait immense quand le doux ronronnement d’un avion venait accompagner, telle une musique des plus agréables, ce moment si précieux.
Loin des hauteurs célestes, debout, elle attendait que les portes du bus s’ouvrent et, précautionneusement, elle posa un pied à terre. Elle avait mal à ses pieds, ce jour-là. Elle fit donc attention à ne pas trop s’appuyer dessus. Le vent soufflait fort. Il avait chassé les nuages du ciel. Claire chercha un banc du regard. Aucun. Elle décida d’aller s’asseoir sur la margelle de la fontaine. Des pigeons s’envolèrent à son approche, laissant un sandwich à moitié dévoré et détrempé. Une tomate gisait sur le pavé et la salade flottait au milieu d’une flaque. Dégoûtant. Elle s’assit en rassemblant ses jupes. Elle avait besoin d’un moment de répit.
Elle aimait sentir ses joues rafraîchies, picotées légèrement par ce vent du nord. Elle avait toujours préféré le froid au chaud, parce qu’il lui était toujours possible de rajouter un pull douillet et de recouvrir son nez avec l’écharpe en laine beige. Mais ce qu’elle aimait surtout, c’était quand sa peau se réveillait petit-à-petit à l’appel du froid, elle rosissait de plus en plus au contact de cette sensation si agréable : elle était alors au comble du bonheur. Elle se sentait si bien, au chaud, dans le froid. C’était précisément ce contraste qui lui plaisait tant. La neige, en particulier, était, pour elle, fascinante. Le blanc, le gris, le jaune, le bleu : des couleurs pouvant rappeler celles d’un corps mort. Mais c’étaient aussi les traces laissées par le soleil, la terre, l’eau. La nature, en somme. La neige fraiche, épaisse ou fine, telle une poudre magique qui l’enchantait autant que si elle se trouvait au paradis. Le contact des petites étoiles de glace qui se posaient sur son front, dans ses cheveux, sur son nez, comme pour les unir éternellement, le froid et elle. Un paradoxe sensoriel à la fois doux et mordant, mais ô combien exquis à ses yeux. Elle y était. Elle tremblait.
Claire leva les yeux et en voyant ce qu’il se tenait devant elle, ses traits se détendirent presque instantanément et un sourire vint éclairer son visage. Quel bel édifice que l’église Saint-Sulpice. Il ne faisait pas trop mauvais, des rayons de soleil venaient, de temps à autre, illuminer la façade de l’immense monument. Elle ne se lassait jamais d’admirer cette splendeur architecturale. Ce qui l’impressionnait le plus, c’étaient les grosses colonnes qui faisaient penser à un temple de l’Antiquité grecque. Etonnant, se disait-elle. Elle voulut aller jeter un coup d’œil à l’intérieur. Ses pieds ne lui faisaient plus aussi mal.
En entrouvrant la grande porte en bois noir de l’église, elle entendit de la musique. Elle entra sans faire de bruit, et en un éclair, elle reconnut l’air qui se jouait. « Concert de piano de 15 heures à 16 heures – entrée libre », lut-elle. Le virtuose interprétait ce qui était sans doute son morceau de piano préféré : le Clair de Lune de Debussy. Six pages, 1 476 notes, sept minutes, huit si l’on marquait les fins de phrase plus longtemps. A chaque fois, elle était emportée par la beauté quasi-parfaite de la mélodie, dans un voyage à travers des lieux qu’elle affectionnait tout particulièrement. Tel accord résonnait, et elle était assise au bord d’un lac ; un crescendo se déployait, et elle entendait le rythme de son cheval au galop sur la neige ; et enfin, avec la cascade ultime de notes, un sentiment merveilleux s’emparait d’elle. Elle ne vivait plus que pour recommencer à jouer ce morceau. Son jeu n’était pas le même selon le piano : celui de l’appartement à Paris, ou celui de sa maison de vacances dans le Doubs, ne sonnaient pas pareil. C’étaient presque comme avec deux personnes, à qui on ne parle pas des mêmes choses. Ou si, mais en prenant plus ou moins de tact. Les deux étaient comme le jour et la nuit : celui de la ville était bien accordé, nuancé, propre, tandis que celui de la campagne était faux, le bois du cadre grinçait à l’image de la vieille maison dans laquelle il était, mais il possédait un charme incomparable.
Dès qu’elle pouvait, elle prenait le train à la Gare de Lyon et en un peu plus de quatre heures, elle était chez elle, là où elle préférait passer ses vacances. C’était un ancien relais de chasse, construit au Moyen-Age. Il était entouré de prés où les vaches des fermes environnantes paissaient et d’une forêt de chênes de plusieurs hectares. Henri et Charlotte Grach l’avaient racheté aux anciens propriétaires, qui étaient des descendants de riches aristocrates du pays. Les Grach y passaient tout l’été, depuis bien avant la naissance de Claire et même de celle de son grand-frère Antoine, mais dès qu’elle avait eu l’âge de voyager toute seule, Claire y allait beaucoup plus souvent, au moins quatre fois dans l’année. Mais comme la région était très humide, l’été restait la meilleure saison pour profiter de l’endroit. Elle aimait repenser à ces belles journées d’été passées dans la demeure familiale. Mais ses plus beaux moments étaient ceux passés à l’extérieur, dans la nature, comme lorsqu’elle jouait dans la rivière avec son frère. La Loue était un torrent rapide, dangereux à certains endroits, l’eau noire pouvait effrayer les novices, mais c’était en général le froid glacial de l’eau qui décourageait les plus téméraires. Claire, elle, n’avait rien contre la Loue. Au contraire. Mais, en jeune fille obéissante, elle ne s’aventurait jamais trop loin, comme sa mère le lui ordonnait. Après la baignade, elle remontait la pente qui menait à la maison en faisant la course avec Antoine. Les obstacles qu’ils rencontraient, principalement des ronces et des bouses de vache, mettaient leur endurance à rude épreuve. Mais ils franchissaient toujours en même temps la ligne d’arrivée, symbolisée par la limite entre l’herbe et les graviers qui encerclaient la maison. Puis, épuisée, Claire allait se reposer dans le hamac accroché dans un marronnier où, petite, elle s’amusait à grimper. L’arbre avait été un de ses compagnons de jeu préféré. Là, reprenant son souffle, elle fermait les yeux et rêvait. Que l’on se sentait bien, à se balancer doucement dans le hamac attaché aux branches basses du marronnier.
Mais, sournoisement, une ombre passa dans son esprit. Le chuchotement du vent dans les feuilles lui rappelait une voix qui lui semblait familière, mais à laquelle elle ne rattachait personne. C’était comme une voix oubliée, noyée dans les méandres de sa mémoire, quelqu’un de son passé qui s’était réveillé. Et soudain, elle se souvint. Cela s’était passé plusieurs années auparavant. C’était une discussion qu’elle avait eue avec Anne, une de ses amies, à l’époque. Claire sentit tout son corps se raidir et son souffle s’accélérer à mesure qu’elle revivait ce moment. Elle repensait à cette discussion à laquelle elle avait assistée passivement, sans rien dire. Une fois Hélène, l’amie d’Anne et de Claire, repartie chez elle, Anne la critiqua très vertement, alors qu’elle lui montrait tout son soutien quelques minutes auparavant. Incompréhensible. La voix d’Hélène s’était simplement élevée contre celle d’Anne, car elle n’était pas du même avis que cette dernière. Pourtant, à ce moment-là, Anne avait accepté la divergence de leurs opinions et semblait faire preuve de tolérance. Mais une fois seule avec Claire, tout explosa, et celle-ci ne sut pas quoi faire. Elle aurait dû réagir, bien-sûr, et défendre Hélène : c’était son amie, tout de même ! Mais rien, aucune réplique de sa part. Elle pensait être quelqu’un de résistante, mais être le seul réceptacle de tant d’animosité, de colère, de méchanceté et surtout d’une hypocrisie démesurée, c’était trop pour elle. Assumant le rôle de spectatrice de la mise à mort symbolique de son amitié avec Anne, Claire ne la reconnaissait plus sous les traits du bourreau. Anne… Quelle violence l’avait alors habitée ! Elle avait été vraiment horrifiée. La colère d’Anne était montée crescendo, sa jalousie était presque palpable dans l’air. Claire savait qu’Anne enviait et envierait toujours Hélène, car… Pourquoi d’ailleurs ? Anne était dotée de qualités qu’Hélène possédait un peu moins et vice-versa. Alors, pourquoi Anne était-elle jalouse ? Claire ne connaissait pas ce sentiment, qui était presque comme une maladie. Une maladie noire. Le noir du fossé qui se creusait entre la personne atteinte et les autres, ceux dont elle était jalouse. Etait-ce un signe d’un manque d’amour propre ? Claire n’était pas la première à se lancer des fleurs, au contraire, elle n’avait pas beaucoup de confiance en elle, mais elle n’était jamais allée jusqu’à faire une crise de jalousie. D’ailleurs, Claire faisait rarement des crises, voire jamais, en fait. Ou peut-être, des remises en question, ce que l’on pourrait alors qualifier de crise existentielle. Dans ce cas, si, elle en faisait des crises. Mais alors, personne ne le voyait. De toute façon, il était difficile de percevoir le bouillonnement contenu de sa vie intérieure. On ne la remarquait pas beaucoup et souvent, pas du tout. Le cœur lourd, le souffle court, elle se leva du hamac et rentra à l’intérieur de la maison.
Une douce odeur lui chatouilla alors le nez et la langue. Elle sut immédiatement ce que c’était. Ça lui rappelait ce jour où sa maman les avait emmenés, elle et son frère Antoine, au parc de la Tête d’Or. C’était une après-midi, à la fin de l’automne. La joie de sortir de l’appartement avait été à son comble. Mais elle avait été outrepassée par celle, infinie, de rentrer dans le monde magique des balançoires en fer vertes, du manège de chevaux de bois ancien et des promenades à poney. Cet endroit du parc était un microcosme, où régnait une atmosphère joyeuse, enfantine, gourmande de la vie. Mais ce qui l’avait surtout marquée la première fois qu’elle était venue en ce lieu, c’était la douce odeur réconfortante des gaufres chaudes et sucrées. La même qui régnait à présent, là où elle se trouvait. Ce parfum léger, enivrant, la transportait. C’était cette sensation et cette odeur qu’elle recherchait quand elle voulait échapper à un monde trop brutal et se réfugier là où rien ni personne ne pouvait plus l’atteindre.
« -Claire ? Mais, tu pleures ! Que se passe-t-il ?, lui demanda André. »
Sans s’en rendre compte, son malheur avait transparu, dévoilant un peu de ce qu’elle se défendait de montrer. Claire essaya d’expliquer à son ami sa détresse si douloureuse, mais en vain. Il restait coi. André ne comprenait pas qu’à cause de la guerre, le ronronnement de l’avion s’était transformé en un rugissement. La mélodie du bonheur n’était plus qu’un bruit sourd, métallique, terrorisant.
En finissant leur après-midi passée tous les deux, Claire continuait de penser à ce qu’il s’était passé. Elle avait peur de ne plus jamais pouvoir retrouver complètement l’harmonie d’antan, et surtout le ronronnement si doux, innocent, qui la berçait avant. Tout semblait fini.