I racconti del Premio Energheia Europa

Si la mer suffit, Emma Dubreucq

 

Elle ne pouvait pas. C’était la seule chose que Sophie avait en tête. C’était une pensée douloureuse, qui s’insinuait dans le moindre recoin de son esprit, ne lui laissant pas le luxe de pouvoir y échapper en pensant à autre chose. Non elle ne pouvait pas.

Assis en face d’elle, dans un simple mais confortable fauteuil en faux cuir, le Docteur Martin la regardait en silence, semblant attendre avec patience sa réponse. Mais pour être honnête, Sophie ne se souvenait même plus de la question.

Elle jeta un coup d’oeil à travers la fenêtre, le ciel était d’un gris sombre et triste, comme une ombre menaçante et elle trouvait ça déprimant. Elle qui avait toujours abhorré l’été et l’insouciance légère et chaleureuse qui semblait y être attachée, pour une fois elle aurait pourtant préféré voir le soleil traverser les nuages, comme une lance aurait pu fendre la carapace d’un dragon menaçant, mettant le monstre en déroute. Mais non, comme si le ciel avait eu vent de son humeur, il faisait gris et les nuages noirs qui trônaient en haut semblaient faire écho à ce que la jeune femme ressentait.

  • Alors Sophie, que lui avez-vous répondu ? La relança doucement le Docteur Martin.

La jeune femme sursauta en revenant à la réalité, délaissant ses pensées et le ciel pour concentrer à nouveau son attention sur son interlocuteur. Depuis combien de temps s’était-elle perdue dans ses réflexions, délaissant le pauvre docteur ? Si elle ne lui faisait pas la conversation, à quoi pouvait-il bien servir ? Encore que conversation était ici un bien grand mot. C’était plutôt, elle parlait, il écoutait. Mais c’était son travail après tout, il était psychologue.

  • Qu’avez-vous répondu à Hugo ? Dit le Docteur Martin, avec patience, devinant qu’elle s’était encore une fois perdue dans ses pensées.

Il avait l’habitude, Sophie n’était pas du genre bavarde. Et surtout, elle détestait parler d’elle et encore plus de ce qu’elle ressentait. Aborder avec elle la délicate question de ses sentiments était aussi difficile que de faire prendre un bain à un chat. Tel un félin rebelle qui voudrait échapper à l’eau, elle s’agitait, se contorsionner, se pliait, se débattait en tous sens pour éviter le sujet, se perdant en futilités et préférant lui raconter de vieux souvenirs qu’en bon psychologue qu’il était il ne manquerait pas d’analyser.

Pourtant, le Docteur Martin sentait que la jeune femme avait besoin de parler. Cela faisait trop longtemps qu’elle gardait pour elle tout ce qui grondait en elle, comme un volcan qui bouillonnerait sous la surface de la Terre prêt à exploser à la moindre occasion.

  • Je lui ai répondu que je ne pouvais pas, souffla finalement Sophie en haussant les épaules, se réfugiant derrière une fausse attitude de légèreté, alors que tout son corps et tout son esprit pliaient sous le poids d’un sentiment d’étouffement, comme si chaque partie de son corps et l’intégralité de son esprit devaient faire face à une menace invisible qui la prenait en otage.
  • Vous ne pouvez pas ou vous ne voulez pas ? Releva son psy.
  • Je ne vois pas la différence.
  • Pourtant il y en a une, insista-t-il.
  • Est-ce vraiment important ? Protesta Sophie en secouant la tête.
  • Ça l’est si vous voulez résoudre votre problème, lui répondit calmement le Docteur Martin.

Sophie tressaillit. C’était la première fois qu’on lui disait qu’elle avait un problème.

Bien sûr, elle savait qu’elle avait un problème, c’était d’ailleurs pour ça qu’elle était assise dans le cabinet d’un psychologue. Ce n’était pas un problème grave. Seulement c’était la première fois que quelqu’un le formulait comme tel.

  • Qui vous dit que j’ai envie de résoudre mon problème ?

Il y avait un peu de méfiance dans la voix de Sophie. Et peut-être aussi un peu de défi.

  • Vous ne seriez pas venu me voir si ce n’était pas le cas, lui fit remarquer le Docteur Martin en lui souriant.
  • Touché, lui accorda Sophie. Bien. Disons que je veuille résoudre mon problème. Alors dites moi ce que je suis censée faire.

Le Docteur Martin esquissa un petit sourire amusé. A en croire les quelques cheveux blancs qui venaient parsemer ses boucles noires, il devait approcher la cinquantaine. Pourtant il paraissait avoir à peine dans les quarante ans. Grand et élancé, ses longues jambes croisées devant lui, il semblait dominer la pièce depuis son fauteuil. Ses yeux, d’un doux marron foncé, brillaient d’une vive intelligence. Il arborait un discret anneau d’argent à son annulaire gauche et portait un pantalon noir au pli sur le milieu et une chemise blanche qu’on pouvait deviner sous son pull bleu marine aux coudières marrons. Dès qu’elle l’avait rencontré, quelques semaines plus tôt, Sophie l’avait tout de suite trouvé très élégant pour un psychologue. Bien que sa mère lui ait toujours dit qu’on n’assortissait pas ensemble le noir et le bleu marine. Il ne portait pas de cravate, cela lui aurait donné un air trop sévère, il préférait laisser le premier bouton de sa chemise ouvert.

  • Sophie, dit-il avec douceur. Vous savez très bien que je ne peux pas vous dire quoi faire, c’est une décision que vous êtes la seule à pouvoir prendre. Et je pense qu’au fond vous l’avez déjà prise. Mais vous refusez de vous l’avouer. Est-ce parce que vous avez peur ? Ou parce que vous n’avez pas envie de blesser Hugo ?

Sophie resta silencieuse, se contentant de se mordre la lèvre, comme elle en avait l’habitude. Elle savait que le Docteur Martin avait visé juste.

  • Résumons si vous le voulez bien Sophie. Vous fréquentez un homme depuis maintenant presque trois ans, vous vous entendez bien, vous passez la majeure partie de votre temps chez lui, mais vous refusez d’emménager avec lui. Et il y a trois jours il vous a demandé en mariage et vous avez répondu que vous ne pouviez pas l’épouser. Pourquoi ne pouvez-vous pas ?

Le docteur et sa patiente se dévisagèrent un instant en silence. Ils savaient très bien tous les deux ce que la jeune femme allait répondre. Lui l’avait compris depuis leur première séance, elle refusait encore de se l’avouer.

Finalement, Sophie rendit les armes.

  • Parce que je ne veux pas. Je n’ai pas envie de l’épouser, ça serait lui mentir sur ce que je ressens.
  • Est-ce que vous éprouvez de la culpabilité ? demanda doucement le Docteur Martin.
  • Un peu. Mais c’est normal non ?
  • La question que vous devriez plutôt vous poser Sophie, c’est de savoir ce dont vous avez envie pour vous. Comment est-ce que vous imaginez la vie maintenant ? Qu’est-ce que vous recherchez vraiment ?
  • Vous cherchez à me déprimer Docteur ? souffla Sophie en fronçant les sourcils.
  • Je cherche à vous faire comprendre que c’est votre vie Sophie et que vous pouvez la vivre comme il vous plaît. Et si vous n’avez besoin de personne pour être heureuse, alors tant mieux, ne vous enchaînez pas à quelqu’un seulement parce que vous ne savez pas quoi faire d’autre. Vous méritez mieux que ça. Et Hugo aussi.

Il y avait énormément de douceur dans la voix du Docteur Martin. Ce n’était pas des reproches, pas non plus des encouragements, juste un constat.

Lorsqu’elle pénétra dans le petit appartement de Hugo, quelques heures plus tard, Sophie su à l’instant même où elle vit Hugo, qu’une tempête s’annonçait. Cela faisait trois jours qu’il lui avait posé une question à laquelle elle n’avait pas pu donner de réponse. Pas la réponse qu’il attendait en tout cas.

L’orage s’était amoncelé dangereusement au-dessus d’eux sans qu’ils en aient mesuré l’ampleur et la menace. Ils étaient sur une pente. Une pente qui les attirait inexorablement vers la fin.

  • Salut, dit Hugo lorsqu’il la vit.
  • Salut, répondit-elle, plus par réflexe que par politesse.

Voilà ce à quoi ils en étaient réduit. Se saluer comme deux étrangers polis, sans âme et sans consistance. C’était un peu navrant.

  • Écoute, je crois qu’il vaut mieux que je retourne vivre chez moi pour le moment, souffla finalement Sophie.

Hugo n’eut pas l’air surpris, mais elle le vit serrer les mâchoires. Il faisait souvent ça lorsqu’il était contrarié. Son visage, d’ordinaire si avenant et doux, se fermait alors dans ce qui pouvait ressembler à de la colère, mais que Sophie savait être de la peine. Elle le faisait souffrir.

  • Alors tu vas te contenter de fuir ? Dit-il en croisant les bras sur sa poitrine.

Hugo ne croisait jamais les bras sur sa poitrine. Contrairement à elle. Il disait que croiser les bras sur la poitrine était un signe de repli, qu’en faisant un tel geste on indiquait aux autres qu’on ne souhaitait pas avoir un quelconque rapport avec eux. Sophie, elle, pensait plutôt que c’était un geste défensif. On croisait ses bras sur sa poitrine pour se protéger, pour garder un espace autour de soi qui n’appartenait qu’à nous. Après tout, le cœur était dans la poitrine, il était normal de protéger cet espace plus qu’un autre. N’est-ce pas ?

  • Mais merde Sophie, t’en n’as pas marre de passer ton temps à fuir ? Tu ne pourras pas prendre la fuite éternellement tu le sais pas vrai ? Tu ne peux pas te contenter d’entrer dans la vie des gens avant de disparaître quand tu le veux simplement parce que tu es prise de panique à l’idée de laisser quelqu’un entrer dans ton monde. Tu ne peux pas tenir les gens à distance, tu ne peux pas me tenir à distance, je fais parti de ta vie putain ! Continua Hugo.

Ses mots claquèrent dans le silence de l’appartement, résonnant comme des coups de feu qui auraient troué la peau de Sophie. Elle se figea immédiatement, sentant l’orage au-dessus d’eux gronder. La tempête avait éclaté et il serait difficile d’y échapper.

  • J’ai dû batailler pour que tu me laisses entrer dans ta vie, mais je croyais que toi et moi on avait dépassé ça, je pensais que tu étais enfin prête à laisser quelqu’un s’installer dans ton monde. Pourquoi est-ce que tu refuses encore de me considérer comme autre chose qu’un simple étranger ? Je ne peux pas vivre comme ça moi, ça ne me convient plus, trancha Hugo.

A cet instant, Sophie le détesta plus que jamais auparavant elle n’avait détesté quelqu’un. Elle le détestait pour ce qu’il lui demandait, elle le détestait pour ce qu’il lui reprochait. L’avait-elle même déjà sincèrement et réellement aimé ? Ou bien c’était-elle simplement laissée aller dans cette relation, plus par facilité que par réel engagement ?

Hugo était arrivé dans sa vie à un moment où elle était vulnérable, fragilisée par le deuil et le doute, et elle ne s’était pas méfiée, elle l’avait laissé entrer dans sa vie. Elle avait laissé entrer cet homme doux et drôle, généreux et gentil, rassurant et protecteur, cet homme qui avait su pendant trois années l’accepter elle avec tous ses défauts et ses blessures, cet homme qui ne lui avait jamais demandé de changer. Jamais jusqu’à aujourd’hui.

Après avoir hésité, sachant qu’elle finirait sûrement par souffrir, elle avait fini par le laisser entrer dans sa vie, sans savoir qu’il lui demanderait inconsciemment de sacrifier sa bulle de solitude dans laquelle elle avait prit l’habitude d’évoluer. Une bulle rassurante où personne ne lui demandait de changer ou d’affronter des défis qui la terrifiaient. Aujourd’hui, après lui avoir assuré qu’il ne lui demanderait jamais de changer, il venait pourtant de lui demander le contraire. Elle s’était abandonnée dans ses bras et lui, venait de refermer son étreinte sur elle, l’emprisonnant dans ce qui lui semblait être un douloureux sans issu.

Sophie avait essayé de le tenir à l’écart, elle l’avait prévenu, elle avait voulu le protéger d’elle, mais il avait insisté, il ne s’était pas laissé décourager. Et voilà où ils en étaient maintenant. Il était comme les monstres qu’elle s’imaginait quand elle était encore petite fille, les monstres qui se cachaient sous son lit ou derrière la porte, ceux qui évoluaient dans l’ombre, grandissant jusqu’à devenir des peurs d’adultes. Des peurs dont elle n’avait pas su se défaire. C’était un monstre qui lui demandait un sacrifice. Sacrifier une partie d’elle. Une partie d’elle qui rêvait de fuir, d’aller voir la mer loin d’ici, de se perdre en chemin sur des petites routes de sables où ses pieds nus marcheraient seuls sans avoir à se soucier d’attendre une autre paire de jambe. Une partie d’elle qui serait simplement heureuse, sans avoir à se soucier d’un autre. Une partie d’elle qui ne culpabiliserait pas de ne pas ressentir la même chose, les mêmes sentiments qu’un autre.

Hugo s’était tu. Et le silence pesant d’un orage qui se forme emplissait encore l’atmosphère autour d’eux.

  • De quoi as-tu peur Sophie ? Dit finalement Hugo en laissant retomber ses bras le long de son corps.

De toi. De nous. De ce pas que tu veux franchir. De ce pont que tu veux me faire traverser. J’ai peur d’étouffer, j’ai peur de ne plus pouvoir m’enfuir, j’ai peur de ne plus pouvoir respirer. J’ai peur de tant de choses si tu savais.

Les mots se bousculaient trop vite dans la tête de Sophie pour qu’elle puisse faire confiance à ses lèvres pour les retranscrire avec fidélité. Au lieu de ça, elle restait là, silencieuse. Comme un rocher impassible qui verrait la mer se heurter avec violence à son récif.

  • Pourquoi tu ne me parles pas ? Dis moi quelque chose putain !
  • Je suis désolée, balbutia-t-elle finalement.

Sa voix était faible, presque suppliante, elle détestait ça. Voilà où était son problème. Elle détestait être faible. Elle détestait se sentir lier à quelqu’un qui avait le pouvoir de lui faire ressentir ça.

Pourquoi s’excusait-elle ? Elle était comme ça, c’était qui elle était. Elle ne pouvait pas changer. Ou du moins, elle ne voulait pas changer. Pas pour lui. Il n’y avait jamais eu aucun homme pour qui elle avait jamais eu envie de changer. Cela faisait-il d’elle quelqu’un d’égoïste ? Sûrement. Pourtant ce n’était pas sa faute. C’était juste qui elle était. Juste qui elle était.

Hugo était un mec bien. Il était plutôt gentil, peut-être trop, assez intelligent en général, quoi que ni plus ni moins qu’un autre, un peu drôle, pas tout le temps débrouillard, mais plein de bonne volonté. Ils avaient passé de bons moments tous les deux, mais le petit dragon lové au fond d’elle lui avait susurré qu’ils n’étaient pas fait pour être ensemble. Il apparaissait aujourd’hui que la petite voix avait eu raison. Ils étaient trop différents, ils ne voyaient pas les choses de la même façon, ils n’envisageaient pas l’avenir de la même manière. Sophie aurait dû se douter que ça finirait comme ça. Ça finissait toujours comme ça.

  • Tu es désolée ? C’est tout ce que tu as à dire ? S’exclama Hugo en fronçant les sourcils.

Il avait presque l’air surpris maintenant. Comme s’il s’était attendu à autre chose. Comme s’il avait presque voulu qu’elle s’énerve, qu’elle l’insulte, qu’elle lui donne une bonne raison d’être en colère. Le voir à deux doigts de s’abandonner à la colère, de céder à la tentation d’oublier la raison pour se livrer à la rage, eut un effet paradoxal sur Sophie. Elle sortit de la torpeur dans lequel leur tempête l’avait plongé et d’une façon presque lucide, elle récita un texte qu’elle avait appris par cœur plusieurs années auparavant, lorsqu’elle avait compris qu’elle ne pourrait jamais offrir à quelqu’un un degrés d’attachement tel qui lui faudrait renoncer à l’égoïsme d’une vie sans attache.

  • Je crois qu’on s’est voilé la face tous les deux, tu savais que je finirais par partir, je suis comme ça, je ne peux pas te donner ce que tu veux, j’en suis désolée, mais c’est comme ça, je n’y peux rien, c’est qui je suis, tu le sais. Tu le savais depuis le début.
  • Alors tu vas passer ta vie à fuir ?

Sophie n’était pas sûre de ce qu’elle entendait dans la voix de Hugo, était-ce de la colère ou bien de la peine, il était difficile de le deviner. « Tu vas passer ta vie à fuir », avait dit Hugo et cette simple phrase laissait transparaître une amertume qu’elle ne lui connaissait pas.

Fuir. Ce verbe qui résonnait avec tant de mépris dans la bouche de Hugo, était au fil du temps devenu pour Sophie un mot familier. Comme un vieil ami que l’on craint de retrouver de peur de n’avoir rien à lui dire, avant de finalement se rendre compte qu’il y a des millions de choses qu’on pourrait lui raconter. Oui, c’était exactement ça. Sophie allait fuir, elle allait s’en vouloir, elle allait penser qu’elle était une horrible personne, incapable de compassion ou de tendresse. Et une fois qu’elle aurait suffisamment pris la fuite, une fois qu’elle se serait suffisamment mise à l’abri, une fois qu’elle aurait oublié la menace, alors elle oublierait sa culpabilité pour mieux pouvoir se retrouver elle-même et juste elle-même.

Pourtant, pour la première fois de sa vie, Sophie sentait le vent nouveau d’un changement. Elle ne se contentait pas de partir parce qu’un homme avait essayé de briser sa carapace. Cette fois quelque chose était différent, elle voulait partir parce qu’elle le désirait vraiment. Elle le désirait pour elle. Pour la première fois de sa vie, elle ne se contentait pas de fuir un homme, non, pour la première fois de sa vie, elle partait parce qu’elle en avait envie.

Hugo était un mec bien, oui. Mais elle ne l’aimait pas. Non. La mascarade avait assez duré, il était temps pour elle d’être honnête envers lui et envers elle-même.

Alors qu’elle avait secrètement fuis leur conversation, elle se rendit compte que Hugo était encore en train de lui parler. Bon sang, qu’est-ce que cet homme parlait ! Sophie trouvait ça très agaçant en fin de compte. Cela lui donnait un côté un peu gauche. Cela ne l’avait jamais vraiment frappé jusqu’ici, mais aujourd’hui, alors qu’il l’accablait de reproches, peut-être légitimes, mais qu’elle ne cherchait même pas à combattre, elle se dit qu’elle ne l’avait jamais trouvé aussi peu attirant. Il y avait presque quelque chose de laid dans la façon dont il essayait de sauver quelque chose auquel Sophie était en fin de compte si peu attachée. Le détachement de la jeune femme se heurtait au besoin et à la demande d’attention du jeune homme. Leur incompatibilité finissait enfin par leur sauter aux yeux, dans une violente implosion de sentiments à la réciprocité manquante.

Finalement, Hugo avait réussi à réveiller en Sophie une chose qu’aucun homme avant lui n’avait réussi à atteindre : la colère. Oui Sophie était en colère. Qui était-il pour la juger ? Qui était-il pour savoir ce qu’elle devait faire ou non ? Qui était-il pour lui dire qu’elle devait faire des sacrifices ? Au fond, il ne la connaissait pas très bien, elle ne lui avait jamais vraiment permis de la découvrir. Il n’avait pas eu le droit de gratter sous la surface, là où les blessures étaient le plus à vif, là où les fêlures étaient le plus sensible. Elle avait porté un masque, lui avait montré un visage qu’elle-même ne reconnaissait pas dans son miroir. Hugo vivait avec un reflet trompeur d’elle-même.

  • Je ne fuis plus, souffla alors Sophie. Je vais vivre ma vie comme j’en ai envie c’est tout. Je suis désolée si je t’ai fait souffrir, mais je ne peux pas m’excuser d’être qui je suis. Je ne veux pas de cette vie là moi, je ne suis pas faite pour ça.

En le disant à haute voix, elle eut l’impression que quelque chose en elle renaissait soudain. Une renaissance qu’elle était la seule à voir et à comprendre. Une renaissance dont elle était la seule actrice et spectatrice. Seul témoin d’un acte intimiste qui n’appartenait qu’à elle et qui n’impliquait qu’elle. Et en le disant à haute voix, elle eut l’impression que tout son corps s’était redressé, comme si dorénavant elle ne courbait plus l’échine, ne faisait plus le dos rond. Elle avait fini de mentir sur qui elle était, prétendant être quelqu’un qu’elle ne voulait même pas être. Elle avait fini de fuir celle qu’elle était vraiment et qui jusqu’à présent l’avait terrifié.

Hugo hocha la tête. Peut-être sentait-il que le combat était terminé. Peut-être avait-il compris qu’il avait perdu la lutte. Peut-être avait-il deviné qu’il avait perdu depuis longtemps déjà.

  • Je suis désolée qu’on en soit arrivé là.

Il accepta ses excuses d’un signe de la tête, sans doute aurait-il voulu dire que lui aussi en était désolé, mais il ne dit rien.

Il y eut un silence entre eux.

  • Laisse moi au moins te commander un taxi, dit finalement Hugo.
  • Non !

Le refus avait jailli sèchement, d’une violence froide et impersonnelle.

  • Je suis assez grande pour prendre le métro toute seule, ajouta Sophie en passant une main dans ses cheveux, plus par agacement que pour tenter de les recoiffer.

Sa voix était à peine moins sèche. La surprotection dont Hugo avait souvent pu faire preuve envers elle l’avait toujours agacé. Elle était tout à fait capable de s’occuper d’elle-même, sans avoir besoin d’un chevalier servant pour lui tenir la main. Sophie n’avait jamais aimé devoir compter sur les autres, elle s’était toujours débrouillée seule et cela lui convenait.

Et rien qu’à l’idée d’être enfermée dans un taxi, elle se sentait nauséeuse. Elle serait prisonnière du petit habitacle du véhicule, coincée sur la banquette arrière, otage des odeurs qui se mélangeraient sous ses narines, l’eau de Cologne du chauffeur, si odorante qu’on aurait pu croire qu’il s’était baigné dedans, une odeur de mauvais tabac froid, si écœurante que ça lui donnerait mal à la tête, le vieux cuir des sièges qui avaient vu défiler un nombre infini de personnes. Toutes ces odeurs additionnées à la conduite du chauffeur la rendraient à coups sûre malade.

  • Comme tu voudras, répondit Hugo en haussant les épaules, alors que l’amertume imprégnait à nouveau sa voix.
  • Je vais récupérer mes affaires.

Il ne lui fallu pas plus d’une demi-heure pour rassembler dans un sac de sport toutes les affaires qu’elle avait pu laisser traîner chez Hugo. Quelques affaires de toilettes, un mascara, son shampoing et quelques crèmes, plusieurs vêtements qu’elle plia rapidement et un ou deux livres. Il était assez révélateur en fin de compte de voir que les affaires qu’elle avait laissé chez Hugo tenaient toutes dans un simple sac de sport. Comme si elle avait toujours inconsciemment su qu’une situation comme celle-là aurait bien lieu et qu’elle finirait par retourner chez elle.

Alors qu’elle finissait son sac, elle se surprit à penser à son petit appartement à elle et à combien il serait doux de le retrouver. C’était un endroit qui n’appartenait qu’à elle-seule. Hugo n’y était pas souvent venu, son appartement à lui étant plus grand, ils avaient convenu que cela serait plus simple d’être chez lui. Sophie ne le lui avait jamais dit, mais pour elle ce n’était qu’une excuse pour qu’il n’envahisse pas son chez soi à elle.

Son sac était prêt maintenant. Rien ne la retenait plus ici.

Debout dans l’entrée, Hugo avait fait les cent pas, tandis qu’elle rassemblait ses affaires. Cherchait-il un argument, n’importe quoi, qui puisse la retenir ? Mais c’était trop tard, ils étaient allés trop loin pour pouvoir faire demi-tour et ils en avaient conscience tous les deux.

Elle le rejoignit en silence et lui fit face. Ce n’était pas un face à face mortel, comme de ceux où les deux adversaires se jaugent en montrant les griffes. Ils se tenaient juste là, l’un en face de l’autre, un peu gauches et hésitants. Ils étaient sur le point de se dire au revoir. Ou peut-être bien adieu. Mais il semblait que ni l’un ni l’autre ne savait comment s’y prendre. Hugo serrait encore la mâchoire, les mains dans les poches de son jean. Étrangement, Sophie ne pouvait pas s’empêcher de se demander à quoi ressemblerait la prochaine fille dont il tomberait amoureux. Aurait-elle quelque chose en commun avec elle ? Ou bien serait-elle tout ce que Sophie n’était pas ?

  • J’espère sincèrement que tu trouveras une fille qui pourra te donner tout ce que tu mérites Hugo, dit finalement Sophie.

C’était vrai, elle espérait réellement que Hugo finirait par être heureux avec une autre femme, une femme qui pourrait lui donner ce qu’elle-même n’avait jamais pu lui donner.

  • Et j’espère que tu finiras par trouver quelqu’un qui te donnera envie d’arrêter de fuir, répondit Hugo.

Ça aussi c’était vrai. Il n’y avait plus aucune trace d’accusation ou d’amertume dans sa voix.

Alors, d’une façon aussi douce que surprenante, il se pencha et l’embrassa une dernière fois. Ils échangèrent un dernier baiser. On aurait pu prétendre que c’était un baiser au goût différent, comme peuvent l’être parfois les baisers d’adieu. Mais ce n’était pas le cas. C’était juste un baiser. Un simple baiser comme tant d’autres. Il n’avait rien d’extraordinaire et il n’éveilla rien en Sophie. Elle trouva même ça plutôt bizarre. Elle embrassait un homme, cet homme, pour la dernière fois. Elle pensait qu’elle aurait quand même dû ressentir quelque chose à cette pensée. Mais non, pas de culpabilité, pas de tristesse, pas de colère, pas d’amour, pas de haine. Juste du soulagement à l’idée que tout ça était fini.

Sans un dernier mot, Sophie ramassa ses affaires et quitta l’appartement de Hugo, se dirigeant vers le métro, un peu plus bas dans la rue. En l’espace d’un instant, elle venait de tirer un trait sur une partie de sa vie. En disant au revoir à Hugo, elle venait d’abandonner quelque chose et elle n’avait pas l’intention de faire demi-tour.

Il ne se passa rien de particulier dans la vie de Sophie durant la semaine qui suivit. Il lui semblait un peu étrange de ne plus voir Hugo lorsqu’elle rentrait du travail, mais c’était une absence dont elle ne souffrait pas. C’était juste une habitude qui venait de changer et à laquelle elle s’habituerait vite.

Lorsqu’elle raconta à ses amis Laura et Maxime que Hugo et elle avaient rompu, ils ne parurent pas surpris. Laura et Maxime connaissaient Sophie depuis leur rencontre à l’université, ils avaient appris à connaître la jeune femme aussi bien qu’il était possible de connaître quelqu’un. Si Sophie leur disait qu’elle allait bien, alors elle allait bien.

Le samedi matin suivant, le soleil n’était pas encore levé, mais Sophie avait déjà pris sa décision. Après une nuit d’insomnie, qu’elle avait passé à lire les enquêtes de Sherlock Holmes, elle sortit finalement de son lit, le laissant refroidir, tandis que le reste de la ville dormait encore. C’était un matin froid de novembre et à travers sa fenêtre elle pouvait voir le ciel commencer à s’éclaircir, loin à l’horizon. Doucement et lentement. Il n’était encore à peine que quatre heures du matin, alors elle lança un disque à un volume sonore très faible et bientôt la voix de Neil Young se répandit dans son petit appartement. Elle prit une douche, s’habilla, un jean au ton clair et un col roulé noir par-dessus lequel elle enfila un gilet bordeaux, avant de passer un fin trait de mascara sur ses cils et une discrète touche de rouge sur ses lèvres. En vitesse, elle rassembla quelques affaires de rechange dans un petit sac de voyage, avant de ranger son livre et ses gants dans son sac à bandoulière en cuir qu’elle ne quittait jamais. Elle mangea un morceau en arrosant les quelques plantes qui survivaient encore. Neil Young chantait toujours.

Puis, Sophie enfila ses bottes, sa grosse écharpe et son manteau, attrapa son petit sac de voyage et son sac à main, éteignit la musique et la lumière et quitta la chaleur de son appartement. Elle prit le métro, sûrement l’un des premiers de la journée, et descendit à la station Saint Lazare. Sophie aimait bien prendre le métro tôt le matin, cela lui donnait l’impression d’avoir de l’avance sur ses compatriotes parisiens.

La gare Saint Lazare débordait déjà d’activité. Quelques voyageurs matinaux étaient déjà là, tandis que les différents commerces s’activaient déjà, préparant l’ouverture, et que les équipes de nettoyages s’affairaient un peu partout.

Sophie acheta un billet de train pour Caen à une borne électronique, avant de se diriger vers le Starbucks Coffee juste à côté. Elle n’était pas de ce genre de personnes qui dénigrent les grandes enseignes américaines et en plus ce matin elle avait vraiment besoin d’un café.

Le café était encore presque désert, à l’exception de deux hommes, assis l’un en face de l’autre, tous les deux vêtus de costumes-cravates gris et sirotant leurs cafés en discutant avec agitation. Il n’y avait qu’un seul serveur à cette heure ci, plus jeune mais plus grand que Sophie, il s’activait mollement derrière le comptoir, rangeant et dérangeant plusieurs choses sans vraiment y accorder beaucoup d’intérêt. Ses cheveux blonds en pétard, il bailla longuement en s’étirant, avant de plonger les mains dans les poches de son tablier vert. Lorsque Sophie s’avança vers lui, il se redressa, lui sourit et sembla soudain s’animer. Il avait un sourire encore presque enfantin, qui lui donnait un petit air malicieux et Sophie devina qu’il devait être encore étudiant. Le badge accroché à son tablier sur sa poitrine indiquait qu’il s’appelait Levi.

  • Bonjour Madame, qu’est-ce que vous prendrez ? Lui dit-il en attrapant son feutre dans sa poche.

Sophie commanda un grand cappuccino et un roulé à la cannelle et acheta aussi une bouteille d’eau.

  • A quel nom s’il-vous-plait ?
  • Le prénom de la sagesse, s’exclama Levi joyeusement en inscrivant son prénom sur son gobelet.

Sophie lui adressa un sourire amusé, tandis qu’il s’éloignait pour lui préparer son café. Lorsqu’il fut prêt, Levi lui tendit son gobelet en lui souhaitant une bonne journée. Elle s’installa sur un des fauteuils du café, à quelques mètres des deux hommes en costumes gris. Le plus vieux lui tournait le dos, mais elle pouvait voir le plus jeune des deux, qui devait avoir à peu près son âge. Il tenait son café avec ses deux mains, les coudes appuyés sur ses genoux et portait une jolie montre en argent au bracelet en cuir marron et au cadran noir à son poignet gauche. Il avait de jolies mains, fines mais fermes, et Sophie les observa un moment, tandis qu’il jouait avec son gobelet.

Alors qu’elle buvait son café, elle se surprit à penser à ce que ces mains masculines pourraient faire, les gestes qu’elles faisaient dans la vie quotidienne. Boire une tasse de café, attacher un nœud de cravate, appuyer sur les boutons d’un ascenseur, caresser le corps d’une femme. C’était un bel homme, Sophie ne pouvait le nier. Tandis que son collègue semblait perdu dans un monologue, le jeune homme au costume gris releva la tête et son regard croisa celui de Sophie. Il sembla étonné de voir qu’elle l’observait, mais lui adressa un petit sourire franc. Ce n’était pas un sourire calculateur, pas un de ceux qu’un homme peut faire lorsqu’il espère séduire une femme. C’était juste un sourire, sincère et léger. Rapide. Un de ceux que seuls deux inconnus peuvent échanger. Sophie lui rendit son sourire avec la même légèreté, avant de concentrer à nouveau son attention sur ses propres mains. Elles étaient plus petites que celles de l’homme et aussi plus abîmées par le froid qui avait creusé des sillons rougis et secs sur ses phalanges. Ses ongles étaient courts, elle détestait les laisser pousser, et recouverts d’une impeccable couche de vernis gris, assorti au costume du jeune homme.

Sophie finit son roulé à la cannelle et son café, tandis que les deux hommes se levaient et rassemblaient leurs affaires, avant de quitter le café. Le plus jeune fut le dernier à passer la porte et avant de l’avoir totalement franchi, il se retourna et lança un bref coup d’oeil dans la direction de Sophie. Elle intercepta son regard et cette fois ce fut elle qui lui sourit en premier. Cette fois c’était un sourire bien moins innocent. A son tour, il lui rendit son sourire, avant de suivre son collègue.

Sophie ne les regarda pas s’éloigner. Les deux hommes avaient leur vie à poursuivre et elle avait la sienne.

Le train était loin d’être rempli, il y avait visiblement peu de personnes à faire le trajet Paris-Caen un samedi matin, en particulier d’aussi bonne heure. Sophie s’installa près d’une fenêtre et sortit son livre. Elle ne faussa compagnie à Holmes et Watson seulement pour jeter de petits coups d’oeil au paysage qu’elle pouvait apercevoir, à travers la fenêtre, se transformer au fur et à mesure que le train s’éloignait de la capitale pour se diriger vers la Normandie.

Sophie connaissait bien la région, ses arrières grands-parents y avaient vécu pendant la guerre, c’était d’ailleurs ici que ses grands-parents s’étaient rencontrés, quelques mois à peine après la fin de la seconde guerre mondiale. D’après ce que lui avait raconté sa mère, les arrières grands-parents de Sophie avaient fait parti de la Résistance et lorsque les Alliés avaient finalement débarqué en Normandie, repoussant les Allemands et libérant la région, ils avaient aidé les soldats à organiser l’installation des troupes. C’était ainsi que sa grand-mère, alors encore adolescente, avait croisé la route de son grand-père, guère plus âgé qu’elle à l’époque, qui avait fui la France pour rejoindre les troupes françaises du Général De Gaulle à Londres. Après la défaite de Dunkerque, son grand-père s’était promis de revenir en France dès qu’il le pourrait et, aux côtés d’une centaine d’autres soldats français expatriés, il avait alors débarqué avec les troupes alliées sur les côtés normandes en juin 1944.

Quand elle était petite, Sophie passait presque toutes les vacances d’été chez ses grands-parents et ils lui avaient raconté tout ce qu’il était possible de savoir au sujet de cette terre imprégnée d’histoire. Bien sûr, ils lui avaient épargné les détails sanglants et les horreurs de la guerre dont ils avaient pu être témoin. C’était une partie de l’histoire dont elle n’avait pris connaissance que bien des années plus tard, lorsque devenue adulte, elle avait demandé à son grand-père de lui raconter ce qu’il avait réellement vécu.

Sophie avait toujours aimé venir passer quelques jours en Normandie, particulièrement l’hiver, où la région était alors désertée par les touristes et où elle pouvait avoir le loisir de se balader tranquillement sur les plages désertes. Quand Paris lui paressait étouffant ou oppressant, elle sautait dans un train et louait une chambre dans un petit hôtel près de la mer normande, le temps d’un week-end loin de la capitale. Ces jours solitaires lui avait toujours apporté une sorte de paix intérieure qu’elle n’aurait pas pu expliquer, mais à laquelle elle n’aurait voulu renoncer pour rien au monde. En général, elle se contentait de se balader sur les plages, en se remémorant les ballades qu’elle faisait avec ses grands-parents et toutes les histoires qu’ils lui avaient raconté.

Puis, elle conduisait jusqu’à l’hôtel de La Petite Mouette, où elle louait une chambre pour la nuit. Ada, la vieille suédoise qui gérait le petit établissement était toujours si heureuse de la voir qu’elle s’arrangeait à chaque fois pour lui donner la chambre au dernier étage, celle avec la plus grande terrasse, qui donnait directement sur la mer. Sophie adorait cette terrasse, elle y prenait le petit déjeuner, un café et un croissant chaud, le dimanche matin emmitouflée dans une des couvertures polaires que Ada avait ramené de Suède, avec pour seule compagnie le bruit des vagues qui s’enroulaient les unes contre les autres un peu plus bas, au pied de la petite falaise où était située le petit hôtel blanc aux volets bleus.

Aux yeux de Sophie, c’était un endroit magique et il lui semblait que si jamais un jour elle devait trouver l’amour et si jamais cela devait se dérouler comme dans les films, quand le jeune homme rencontre par hasard la jeune femme et qu’ils tombent instantanément amoureux, si une telle chose devait un jour lui arriver, alors cela ne pouvait arriver qu’ici. Et chaque matin qu’elle passait sur cette terrasse, elle se disait qu’un jour elle quitterait Paris, demanderait à Ada de l’embaucher et viendrait vivre ici. Mais elle finissait toujours par rentrer à Paris.

Lorsque le train entra finalement dans la gare de Caen deux heures plus tard, Sophie s’était replongée dans le Londres Victorien des romans de Arthur Conan Doyle.

Caen était une petite ville tranquille, au centre-ville charmant bien qu’un peu pittoresque. Dans le vieux centre-ville, en face du château, se dressait l’église Saint Pierre, dont la construction avait débuté au treizième siècle pour ne finir qu’au seizième. C’était une belle église gothique, que bon nombre de touristes prenaient à tort pour une cathédrale, et dont la haute tour qui dominait l’ensemble de la ville avait été détruite en juin 1944, avant d’être reconstruite dans les années cinquante.

Les ravages de la Seconde Guerre Mondiale avaient disparu, la ville ayant été presque entièrement détruite par les bombes pour être reconstruite quelques années plus tard, faisant naître des bâtiments fonctionnels qui avaient effacé tout le charme de la ville d’origine. Les seules traces du conflit mondial que l’on pouvait contempler, se trouvaient sur les plages normandes, sous la forme de vestiges de vieux bunkers allemands, ainsi que des restes du « Mur de l’Atlantique », mis en place par les nazis dans le but de créer un front défensif et d’empêcher ainsi un débarquement allié. Les rares traces du passage des armées Alliées, en revanche, se trouvaient principalement concentrées dans la petite ville d’Arromanches ou le port artificiel et les épaves de blindés alliés avaient été transformé en monuments de mémoire.

Sophie descendit du train et, sachant exactement où elle allait, elle se dirigea vers la boutique de location de voiture située à la sortie de la gare. Il lui fallut un peu moins d’une quinzaine de minutes pour louer une voiture et lorsque le vendeur lui remit finalement la clé, elle le remercia et se mit à la recherche du véhicule, garé de l’autre côté de la rue. Elle trouva la petite Twingo verte stationnée non loin d’un garage et posa son sac de voyage dans le coffre, avant de s’installer au volant.

Elle quitta la ville, se dirigeant vers l’autoroute et roula pendant moins d’une heure, avant de finalement apercevoir les paysages qu’elle était venue chercher. Elle se gara sur un petit parking de fortune encore vide et y abandonna sa voiture pour descendre vers la plage qu’elle pouvait apercevoir un peu plus bas et dont elle sentait déjà l’air marin lui chatouiller les narines.

Elle pouvait presque entendre Ada lui dire : « Tu vois Sophie, tu ne peux pas vivre sans la mer, Paris est peut-être une des plus belles villes du monde, mais une sirène a besoin d’eau pour vivre ». Au fond, elle avait peut-être raison.

La plage était presque déserte. Seuls quelques habitants du coin qui venaient promener leurs chiens osaient s’aventurer près de l’eau en novembre. Un Retriever noir et un magnifique Colley se pressèrent joyeusement contre les jambes de Sophie, tandis que leurs maîtres la saluaient chaleureusement, avant de continuer leur promenade.

En fait, tout le littoral normand était désert à cette époque de l’année et Sophie marcha un long moment au bord de la mer. Un instant, elle fut tentée de quitter ses bottes pour aller tremper ses pieds dans les vagues qui venaient mourir tout près d’elle, mais malgré le soleil étincelant qui éclipsait tous les nuages, le vent froid qui soufflait la découragea d’exposer la moindre parcelle de peau.

Finalement ses pas la guidèrent jusqu’à un endroit où elle n’était encore jamais venue. Elle s’arrêta, face à la mer, tandis que les vagues venaient presque lui lécher les pieds.

C’était beau. Dieu que c’était beau. Sophie n’avait jamais cru et ne croirait jamais en aucun dieu, mais alors qu’elle se tenait là, immobile et droite, il lui semblait pourtant que seule une intervention divine avait pu donner naissance à un tel paysage.

D’un geste rapide et simple, elle détacha ses cheveux, faisant glisser l’élastique qui les retenait à son poignet droit. Immédiatement, le vent marin s’engouffra dans ses longs cheveux, les faisant claquer avec force et les emmêlant rapidement. Elle pouvait sentir chaque souffle de vent qui faisait danser sa chevelure y mêlant sable fin et parfum marin.

Il n’y avait rien de magique ici, si ce n’était que la beauté de ce moment était belle et bien réelle. C’était une expérience qui touchait tous ses sens, comme si elle ne faisait qu’un avec cette plage déserte. Elle sentait le vent contre sa peau, caressant les pores de son épiderme dans ce qui semblait être une étreinte à la fois douce et sensuelle. Elle respirait les mille et un parfums marins qui lui chatouillaient les narines et cela lui semblait être le parfum le plus doux au monde. Elle goûtait les fins grains de sable que le vent venait déposer sur sa langue, y laissant un goût étrange et râpeux qui lui donnait envie de rire. Elle entendait tous ces bruits que l’on ne trouvait que sur une plage déserte en hiver, tous ses sons qui résonnaient au creux de son oreille, dans ce qui était pour elle la plus belle mélodie que le monde puisse créer. Elle voyait, elle admirait, ce paysage qui s’étendait sous ses yeux, cette ligne d’horizon infinie que ne venait juste ébranler le fracas des vagues qui ne s’élevaient vers les cieux que pour mieux mourir dans l’écume en retombant.

Les falaises se tenaient à ses côtés, un peu plus loin sur sa gauche, surplombant la mer avec une étonnante légèreté comparée à leur masse. Sophie avait l’impression que si elle se tenait immobile sur leur sommet elle pourrait presque s’envoler. Ses pieds quitteraient le sol pour se perdre dans l’immensité des cieux, portée par le vent, au milieu des nuages, au-dessus des vagues, loin de la terre ferme. Elle serait si légère que les oiseaux la prendraient pour l’une des leurs et que la mer la confondrait avec de l’écume jaillissant à sa surface. Et là-haut elle s’oublierait enfin.

Il lui semblait alors qu’elle était seule au monde. Ce n’était pas un sentiment inquiétant ou oppressant, comme l’est souvent la solitude, c’était simplement un moment qui n’appartenait qu’à elle et qu’elle n’avait pas à partager avec qui que ce soit. Ici, sur cette plage déserte, peu lui importait le passé ou l’avenir, ici, sur cette plage déserte, elle pouvait oublier ce qu’elle avait vécu jusqu’à présent et ce qu’elle s’apprêtait à vivre par la suite. Pour la première fois de sa vie, il n’y avait que l’instant présent, un instant présent qui n’était qu’à elle et à elle seule et que, dans une quête de bonheur égoïste, pour rien au monde elle n’aurait voulu partager avec personne.

Sophie aurait pu rester là des heures et des heures. Observer l’infinité de l’horizon devant elle jusqu’à ce que le soleil se couche puis se lève à nouveau, et ainsi de suite chaque jour que la Terre aurait vu passer. Elle aurait pu rester là indéfiniment, comme si c’était là sa seule place dans tout l’univers, comme si nul autre endroit au monde ne lui apporterait le calme et la paix qu’elle trouvait ici et aujourd’hui. Elle était là, simplement là.

Alors que le vent soufflait dans ses cheveux, alors que le sable roulait sous ses pieds, alors que les mouettes chantaient au-dessus de sa tête, alors que les vagues dansaient et s’enroulaient sur elles-même, alors que le temps semblait avoir disparu, elle pouvait oublier ce qui avait été et ce qui aurait pu être, elle pouvait oublier qui elle avait été et qui elle aurait pu être. Il n’y avait que la mer et elle, et elle n’avait jamais ressenti ça auparavant, il n’y avait que la mer et elle, dans ce tête à tête silencieux et paisible. Juste la mer et elle. Et si la mer lui suffisait, tout irait bien.