Au grès du vent, Boineau, France.
Prix Energheia France 2016
Du haut des falaises, ma solitude paraît immense et les rochers en contre-bas semblent si minuscules, qu’ils ne peuvent me faire mal. Je lorgne sur l’horizon sombre au loin, le soleil est déjà à l’autre bout du monde et la nature commence à s’endormir. L’azur du ciel se colore de nuances marines. Entre l’eau et l’air, il n’y a plus de limites. Tous se mélangent, rien ne peut transparaître. D’une main timide, j’élabore le plan de cette ultime évasion. Je sens le vent m’encourager de son souffle tiède et puissant. La pluie ne va pas tarder à percer le ciel et avec elle, la brume enveloppera tout espoir de retrouver mon chemin. Je n’ai nulle part où aller, mise à part vers l’avant. Là où s’arrête la terre débute la mer. Là où finit la vie, commence la mort.
Sous d’autres cieux, j’aurais connu la liberté, la joie et à priori une autre forme d’existence. A l’orée d’un bois fleuri, j’aurais allongé mon corps fatigué, attendant dans un silence religieux que la nuit vienne m’accueillir. Mais je suis née ici, je mourrai ici. Le seul exil qui m’est permis et de garder les yeux ouverts assez longtemps, avant de m’écraser en bas sur les rochers, assez longtemps pour voir l’endroit exact où mon existence devient infinie, où mon agonie s’évapore en fines gouttelettes d’eau de pluie.
Mon corps est un territoire sauvage, annexé par quiconque y pose le regard. Je suis une île sauvage, aux abords abruptes et hostiles, entourée par des flots glacés et imprévisibles. Je n’appartiens à personne, surtout pas à moi-même. Je suis dépossédée de toute autonomie, vendue comme vulgaire marchandise au plus offrant. Je porte des
chaînes invisibles et indestructibles, forgées dans ma chair et dans mon sang. Je suis prisonnière d’un état liberticide, dont je suis moi-même reine. Mon autorité n’a de bornes que là où ma volonté s’arrête. A la fois bourreau et victime, simultanément indigène et colon.
A chaque fois qu’il pose ses mains sur mon corps, tout ce qu’il y a de vivant en moi se paralyse. Ma vision se trouble, mon cerveau se gèle sur une sorte de flash- back flou. Je revois le sang couler le long de mes cuisses, en de fines rainures rouges, venant jurer sur ma peau sombre. La lame découpant ma chair et les aiguilles perforant ma peau à l’aide d’un fil de cuisine. J’entends encore de ma propre voix naître ces hurlements d’horreur, qu’on m’arrache sous la douleur. Et les yeux de ma mère, noirs et absents, comme si tout était normal. Je me souviens de tout. De ma main cherchant la sienne, du vide sous mes doigts avant de heurter violemment le carrelage. Les voix de ces femmes réunies derrière moi et qui chantent à l’unisson, dans une sorte de râle guerrier, un chant sacré. Je vois les doigts de cet homme s’improvisant chirurgien. Il est hésitant mais têtu. Il veut ce morceau de peau entre mes jambes et il est déterminé à l’avoir par tous les moyens et ce, en dépit de mes hurlements et protestations. J’ai quatre ans. Je ne comprends pas ce qui se passe. Tout allait bien pourtant, j’étais heureuse. Nous faisions une fête dans la cour intérieure d’un hall d’immeuble parisien. Je connaissais bien les lieux, ils appartenaient à ma grand-mère. J’aimais cet endroit. Il y avait des fleurs, jaunes et oranges, comme des flammes figées dans la porcelaine. Au printemps, lorsque je venais passer quelques jours de vacances, il y avait des papillons qui venaient butiner de bosquet en bosquet. Je m’amusais à les pourchasser, sous le regard bienveillant de celle qui le soir venu me bordait tendrement en me racontant les histoires de jadis et d’autrefois. J’entends encore sa voix, cette langue dans laquelle elle s’exprimait, les sonorités gutturales et
le nombre improbable de syllabes juxtaposées. C’était ridiculement drôle, je ne comprenais pas forcément tout ce qu’elle me disait, mais j’aimais simplement le son de sa voix éreintée et la patience avec laquelle elle répondait à toutes mes questions. Je me souviens de tout. Elle ne me répond pas, alors que d’une voix presque éteinte, je la supplie de m’aider. « Qu’est-ce qui se passe, Ma ? », « Pourquoi me font-ils cela ? » « Ma ! ». Mes supplications ne suffisent pas à la déloger de son silence. Elle tourne simplement ta tête, le regard vide, observant ses pots de fleurs, alors que sa main se noue inlassablement dans le pli de sa robe à motif tribal. Elle ne passe pas sa main dans mes cheveux pour m’apaiser. Elle n’embrasse pas mon front pour m’encourager. Elle n’est plus là et elle ne m’accompagne pas dans l’atrocité qu’elle leur laisse m’infliger. Pourtant nous étions chez elle. Elle aurait pu tout arrêter d’un seul regard. Mais elle ne fit que le détourner, loin de moi, loin de cette scène d’horreur. L’espace d’un instant, je n’existais plus, ni dans ses yeux, ni dans mon corps.
L’intérieur de l’appartement est blanc. On dirait une chambre d’hôpital, aux murs vides et lisses, au sol aseptisé. J’en ai la chair de poule. J’ai envie de vomir. Par la fenêtre, seul point de fuite à ma disposition, on peut voir la mer. Elle est calme et grise, comme une aquarelle. Les nuages flottent au-dessus de l’eau, comme de l’écume s’étant échappée vers le ciel. Il pleut. Les vitres sont recouvertes d’une fine pellicule humide. Les gouttelettes de pluie forment des stries sur les carreaux. Mes pieds sont lourds et le sol se dérobe lentement sous mon poids. Je trébuche sur le tapis blanc et manque de me retrouver par terre. Je me retiens tant bien que mal à une chaise, fixant l’étendue d’eau au dehors, pour y chercher un point de repère. Je dois faire abstraction de tout ce qui se trouve autour de moi. Tout s’évapore, tout se dissipe. Je suis un grain de sable qui flotte dans le néant. Le vent me trimbale comme
si je lui appartenais. Je sens le froid autour de moi, l’odeur du sel et des algues. Je lévite, légère et incorporelle. Tout prend fin, le bruissement des vagues au loin m’apaise. Je peux enfin respirer.
Parfois la nuit, je me réveille comme submergée par un flot incontrôlable d’émotions. J’ai l’impression d’être immergée dans de l’eau froide, je n’arrive plus à respirer, mes poumons lâchent et tout mon corps m’abandonne. Je suis seule au milieu de la pièce, en pleine agonie et personne n’est là pour me venir en aide. Je cherche du regard un point sur lequel me concentrer, mais tout est sombre et trouble, comme si le sel de mes larmes brouillait ma vision. Il me brûle la rétine et m’aveugle. Ce n’est alors plus une affliction mentale, mais bien une douleur physique. Ma peau est à vif, elle se souvient de tout. Je ressens la chaleur du sang perlant le long de mes jambes. La plaie est encore béante, mes veines pulsent dans ma chair. Un rythme rapide et agacé, comme si mon corps rejetait tout ce qu’il avait accumulé depuis ce jour. La nausée pointe le bout de son nez, colorant mes lèvres d’un blanc amer. Je dois fermer mes yeux et m’allonger, attendre que la crise passe. Elle doit cesser, prendre fin. Mais aucun médicament n’existe encore pour adoucir mes peines. Je suis seule face à ce cancer agressif. Tout mon cœur est contaminé, ma peau est tuméfiée. Je n’arrive pas à oublier, tout est inscrit en moi. Je n’y parviendrai sans doute jamais. Parfois, je me demande même si j’ai envie d’effacer la boite noire. Cela m’aiderait-il enfin à avancer ? Aussi horrible que cela puisse paraître, cela fait partie de moi. Je dois l’accepter, j’ai grandi avec la marque d’un peuple roi. J’ai hérité d’un fardeau ancestral, comme une couronne de ronces à jamais enfoncée sur mon crâne, je dois vivre avec.
Le regard des autres est insupportable. Il y a ceux qui savent et ceux qui se taisent. A croire que, eux aussi, ils peuvent le voir. J’ai beau tout dissimuler avec soin
derrière un masque, j’ai beau feindre que tout va bien, ma voix se brise à chaque question, mes yeux se baissent, ternis par le souvenir que j’ai enseveli en moi. La honte règne au plus profond de mon être, comme un feu de signalisation, m’autorisant ou non à m’exprimer. Il est rarement au vert, souvent à l’orange, comme figé par le doute. Si je me confie, j’avoue à demi-mot l’inavouable. Si je mets un mot sur ce que je ressens, l’abstrait devient réel, concret, presque palpable. Je n’ai pas envie de faire face à mes démons. Mais ils me rongent sans cesse de l’intérieur, comme de l’acide et du feu. Ils existent dans ma tête comme sous ma peau. Personne ne doit le savoir.
Lorsqu’il m’embrasse, tout s’arrête. La douleur et la joie s’annulent. Je deviens vide, invisible. Sa présence est indolore, mais elle ne provoque rien, si ce n’est que le calme plat. Il cherche pourtant sa place, malléable à mes envies. Il se fait docile et minuscule. Il sait qu’il n’est pas le bienvenu. Mais il reste, amoureux et patient. J’ai mal de le voir souffrir lui-aussi, même si il ne le montre pas. J’aimerais pouvoir le serrer dans mes bras, lui rendre ses baisers. Je voudrais tellement ressentir quelque chose, n’importe quoi. Mais à part le dégoût, la honte et la gêne, mon corps ne connaît rien d’autre. Je devrais être immunisée pourtant. A force d’être exposée à un agent chimique ou étranger, on finit par s’y habituer. Mais ce n’est ni un pollen, ni une molécule pathogène, c’est un poison, un virus, un bruit blanc qui me rend folle, qui m’aliène. C’est une scarification perpétuelle qui me rappelle que je ne pourrais jamais m’en sortir. Sa peau contre la mienne, si douce qu’elle soit, est si tranchante qu’elle me blesse. J’aimerais qu’il en soit autrement, pouvoir être heureuse avec lui. Il le mérite. Mais je ne peux pas. C’est plus fort que moi. Mon corps entier se refuse à lui.
Combien de fois vais-je devoir me réveiller en pleurs, le ventre retourné par les crampes, les mains enfoncées dans le matelas, comme les griffes d’une bête
sauvage ? Combien de fois dois-je encore sentir ses mains étrangères me lacérer le corps ? Ce calvaire qui ne me quitte pas, me hantant jour et nuit, comme une ombre sordide collant à ma peau. Cette mutilation intime qui a progressivement avalé mon identité pour la remplacer. Je suis une cicatrice à taille humaine. Je suis les marques blanchâtres sur ma peau sombre. Je suis l’absence de toute sensation dans ce que j’ai de plus personnel. Je suis le dégoût du corps humain, de l’autre mais surtout du mien. Je suis prisonnière d’un passé trop violent, duquel je n’arrive pas à me détacher. Je suis cette petite fille meurtrie, implorant mes mères, enchaînée à un corps volé, violé, par la main de son propre père. Je suis une tache de sang sur ma chaussette droite. Mon agonie est permanente. Nous ne faisons qu’un. Je lui appartiens.
Son calme et sa patience m’impressionnent. Il aurait toutes les raisons du monde de s’enfuir pourtant il reste là, droit et solide, chaud et rassurant, à mes côtés. Ma compagnie lui est toxique, si elle n’est pas létale. Et je n’ai pas envie de le voir périr par ma faute. S’il venait à mourir, alors je serais définitivement seule. Il n’y aurait plus rien pour me retenir à la vie. Je n’aurais plus personne vers qui me tourner, plus personne à qui faire confiance. En l’empoisonnant lentement, il me maintient partiellement en vie. Pour que l’un survive, il faut que l’autre trépasse. Or j’ai déjà connu la mort, l’incision de ces doigts crochus dans ma chair. Je ne veux pas la revoir. Mais j’ai peur de vivre aussi.
Je me demande si ma famille éprouve du remord. M’avoir infligé cela, aussi jeune, m’avoir imposé cela tout simplement, est-ce acceptable ? Ressentent-ils la même honte, la même douleur ? J’aimerais leur faire ressentir ne serait qu’une seule seconde, une infime partie de ce que j’endure chaque instant. Je voudrais qu’ils goûtent aussi à mon sang, qu’ils s’abreuvent de ma douleur. Je veux qu’ils sachent,
qu’ils comprennent. Peut-être en sont-ils déjà conscients, et c’est en connaissance de cause, qu’elles ont perpétué l’histoire, une sorte de rite de passage. Elles me dégoûtent. Nous partageons les mêmes gènes, les mêmes attributs, mais j’aimerais me convaincre que nous sommes différentes. Je suis née ici, moi. J’ai grandi selon d’autres lois. J’ai ma propre vie à construire. Tout est à reconstruire. Je n’ai pas d’autre choix, que celui de survivre. Je dois poursuivre pour ne pas succomber et pour ne pas m’évanouir.
J’éprouve parfois de la rancœur, une profonde déception proche de la haine envers l’état, envers ce pays dans lequel j’ai vu le jour. Certes, ma famille a fui ses terres originelles pour trouver asile, ici où tout semblait meilleur, plus abordable, plus humain. Certes, nous y sommes venus de notre plein gré, sans doute par manque d’alternatives. Nous avons saisi l’opportunité d’avoir une vie différente, sous d’autres cieux, mais à y regarder de plus près, rien n’a véritablement changé. Comment est-ce encore possible, en France, de laisser une telle ignominie avoir lieu, sous le regard clos d’une république de libertés et de droits ? Comment peut-on rester silencieux et aveugle face à de tels actes de barbarismes ? Ici ou là-bas, c’est la même horreur dans certaines rues. L’odeur du sang infiltre les dalles bien polies de cette société qui se veut parfaite, moderne. Alors pourquoi de petites filles vivent-elles encore ce même enfer, dans le cœur même d’une nation censée les protéger ? Je suis née ici et non là- bas, ma nationalité devrait pouvoir me protéger. Mais ce n’est pas le cas. Je ne suis pas une citoyenne comme les autres, car défigurée, mutilée mais surtout invisible.
Le goût acide de la peur me ronge encore les lèvres. Les regards des passants dans la rue qui se posent sur moi, je me sens perpétuellement agressée. Le jugement décomplexé est une forme de viol collectif. Je ne suis pas un être humain mais un
objet de fantasmes, un sujet d’étude. Une bête destinée aux cages mais finalement lâchée en liberté, pour satisfaire leur soif de sang, la haine de l’autre, comme dans un grand safari à ciel ouvert. Je ne me sens ni en sécurité, ni chez moi. Nul continent, nulle contrée, je n’ai aucun domicile où me sentir sereine. Même mon corps ne m’appartient plus. C’est une machine, rouillée et cabossée, à qui il manque une pièce et pas des moindres. Je n’ai ni âme, ni identité. Parfois je me demande même si j’ai une quelconque conscience ou si c’est simplement un instinct de survie, comme une mémoire corporelle, une mémoire de la chair, qui à défaut de vivre, maintient l’illusion d’exister. Un réflexe animal, comme une apnée forcée et intuitive. Je manque d’air. Autour de moi, il n’y aucun espace qui m’ait été réservé et dans lequel évoluer. J’erre simplement, de lieu en lieu, de terre d’asile en refuge, à la recherche d’une partie de moi que je ne recouvrirais jamais. J’aimerais être sans devoir faire semblant. Je veux vivre sans avoir à survivre. Car il n’y aucune trace de vie en moi. Je suis vide de l’intérieur. Une coquille échouée sur le rivage, une carcasse trimbalée par des bouches affamées. Au pied de cette falaise, dans les flots tumultueux, gît mon corps loin de mon âme. La mer est imperméable aux volontés humaines, mais malléable au grès du vent.