Finir, Emma Reinhardt
L’écriture, c’est du flan. Un petit flan visqueux engoncé dans son pot, qui ne demande qu’à venir s’écraser mollement sur l’assiette moyennement propre de la cantine et laisser dégouliner son jus brunâtre aux faux airs de caramel. Encore tout tremblotant, il laisse échapper des effluves de vanille OGM censées affoler les papilles des enfants… Il a réussi son coup le fourbe ! Tous se jettent sur lui, chacun à sa manière. Les plus civilisés s’arment tout naturellement d’une petite cuillère et viennent prélever délicatement le scalp de cet ODNI (Objet Dégoutant Non Identifié). Les aventuriers en quête de sensations fortes s’essayent quant à eux à ce tour de magie connu de tous qui consiste à faire disparaître le flan en une seule bouchée. Précisons pour les néophytes que le gobage de flan doit être pratiqué par des professionnels, sous peine d’étouffement… Toutes les petites têtes blondes de l’assemblée semblent se délecter de cette monstruosité que l’on ose appeler « dessert ». Les uns après les autres, les flans disparaissent et les enfants s’éclipsent. Sur les tables gisent désormais les pots en plastique vides sanguinolents, les cuillères et les assiettes souillées de caramel… Seule une petite âme perdue au regard hagard trône en plein milieu de cette scène de crime. Elle est sagement assise sur cette chaise qui déchirera probablement son collant rose poudré avec ses écailles de bois acérées lorsqu’elle se lèvera. Sa main gauche agrippe un grand verre d’eau tandis que sa main droite tient une petite cuillère en plastique. Devant elle, cette masse jaunâtre suintante, ce flan repoussant qui ne lui inspire que dégout. Il reluit fièrement, attendant avec impatience de rejoindre ses camarades dans le monde d’après, dans l’autre vie, là où les flans ont des ailes. Déballé depuis bientôt deux heures, il n’en demeure pas moins intact. La fillette sait pertinemment ce qu’elle a à faire. L’avaler, de quelque manière que ce soit, sans quoi elle restera cloitrée ici pour le restant de la journée et ce, jusqu’à ce que son flan ait disparu de son assiette. Soudain, quelqu’un fait irruption dans la salle. C’est la maîtresse, Madame Marquet. Elle se met à déblatérer des sons, des mots qui forment sans nul doute des phrases, mais auxquelles la petite ne prête aucune attention. Elle est tétanisée par l’imposante corpulence de sa maîtresse et ne peut s’empêcher de fixer son goitre qui tremble au rythme de ses hurlements. Après avoir déversé ce qui s’apparente vraisemblablement à des remontrances, la grosse dame tourne les talons en claquant porte. La petite n’a rien écouté mais a pourtant tout compris. C’est toujours la même chose. Les jours de flan, c’est toujours la même chose, « IL FAUT FINIR ! ». Mais elle sait qu’elle n’arrivera pas à bout de son adversaire, elle s’y est déjà essayée à maintes reprises mais en vain. Elle était déjà parvenue, avec l’aide de son verre d’eau, à ingurgiter quelques bouchées de flan, mobilisant toutes ses forces pour contenir cette nausée qui l’envahissait dès qu’elle approchait la cuillère de sa bouche. Jamais au grand jamais n’était-elle arrivée à en finir un seul. Comme cette nouvelle qu’elle ne finira jamais, tout ça parce qu’à l’idée même de commencer, elle est déjà dégoutée.
Monsieur Coralli, pardonnez-moi, mais le flan, je n’ai jamais aimé ça.