Imaginer dans le noir, Anne Weiler
Chère Elie Marwell,
Tu sentais son regard puissant sur ta peau. Il pesait comme du plomb sur ton épaule, et en même temps embrassait délicieusement ta nuque et tes cheveux relevés en chignon. Tu aurais voulu qu’il arrête, que vous changiez de position. Dans cette salle où respiraient à l’unisson la dizaine de pensionnaires garçons de ton étage, ta respiration de jeune femme semblait comme à contre-temps. Ce match de foot après tout ne t’intéressait en rien. C’était pour être proche de lui que tu étais venue, et que tu faisais maintenant mime de suivre avec intérêt les joueurs rouges et bleus qui couraient d’un bout à l’autre de l’écran plat, puis recommençaient inlassablement dans l’autre sens. Tes yeux fatiguaient, ton corps était tendu. Mais qu’est-ce que je fais là ? Tu te sentais prise au piège, incapable de bouger dans cette salle informatique exiguë où tu aurais voulu n’être jamais entrée. Ce fut un soulagement quand Filip se pencha vers toi et te souffla : « Ça va, tu vois bien l’écran ? » (tu t’étais assise à l’extrémité gauche de la pièce, étant arrivée en dernier). Son murmure était comme un picotement, une caresse, qui te fit trembler tout entière. Oui, tu savais pourquoi tu étais venue. Car tu l’aimais et voulais le lui montrer, encore et encore, jusqu’à ce qu’il finisse un jour par se déclarer. Et alors, peut-être, vous formeriez un beau couple, plus beau encore ce celui de Jonathan avec Léonie, ce garçon que tu avais d’abord désiré mais dont tu t’étais rendue compte – un peu tard – que son cœur était déjà pris, et bien gardé qui plus est. Tu sentis à ce moment-là le regard indiscret de Jonathan, assis dans le fond, se tourner vers toi ; tu pouvais l’imaginer dans le noir, le sourire en coin, les bras croisés. Alors, crois-tu qu’il t’aime ?, te demandaient ses yeux, deux flammes qui brillaient étrangement dans l’obscurité de la salle, et qui pour une fois faisaient ombre au tableau. Mais tu ne le vis pas, pas plus que tu n’entendais à présent la marée profonde des respirations des autres garçons. Il n’y avait plus que le souffle chaud et suave de Filip sur ton cou, son parfum d’homme qui flottait légèrement autour de toi, et sa voix à l’accent étranger qui sonnait comme une musique familière.