Joisi_Leopold Kyalima
Les conversations n’étaient cependant pas animées. Chacun s’efforçant
à qui mieux mieux de ruminer et de marmotter son plus grand besoin
intérieur en guise d’introspection et s’astreignant à formuler et à reformuler
son déficit de bonheur en le revêtant à sa manière de la forme la
plus agréable à sa sainteté le Dieu des Toubabs. Le pauvre se disait en
lui-même: “Et s’il est un Dieu créateur, pourquoi a-t-il permis que je
sois si innocemment appauvri?”. Cette interrogation le met hors de lui
et réveille en sursaut un handicapé physique qui somnolait de fatigue
non loin de la route suffisamment bondée de monde. Ce dernier, jaloux
et furieux de voir d’autres escalader si aisément le mont Miguel et déçu
qu’il en était qu’à mi-chemin sentit son mal peser plus lourd que du
plomb. Il se disait entre autre: “Et moi qu’ai-je fait pour osciller tel les
aiguilles d’une montre? Subir un handicap, oui… Mais ce qui est déplorable
c’est de naître avec. Voilà qui dégoûte”.
Et soudain il se reconstitue autour de sa béquille, décidé plus que jamais
de casser ce qui lui reste comme jambe pourvu qu’il obtienne gain
de cause. Sa voix rauque a éveillé la curiosité d’une femme traînant une
stérilité congénitale, qui marmottait des mots incompréhensibles autour
de ce qu’elle qualifie de mal pernicieux qui la ronge: la stérilité. “Pas
un seul enfant! Jamais de bébé! Pour rien! Innocemment! Que de couleuvres
à avaler! Et de là, en venir à se prétendre heureuse”. Seul le mot
heureux a retenu l’attention d’une femme gravement enceinte et qui trottait
clopin-clopant avec sa dixième besace de foetus candidat à la mort.
“Heureuse”, ajoute-t-elle, s’efforçant d’apprivoiser la stérile à sa marche.
Non. Jamais. En aucun jour”.
La stérile voyant ce qu’elle a toujours rêvé avoir, ce gros ventre qui loge
un trésor que le sort lui a déjà interdit de bercer, se renfrogne les sourcils
et se méfie visiblement de ce qu’elle qualifie de fausse tendresse de
la part de sa copine et accroît ses enjambées en guise de débarras en murmurant
seule sur sa poitrine: “Et des bénies qui nous encombrent juste
par mépris ou amusement!”.
La traînarde de femme enceinte sentit au vif des douleurs d’enfantement
et se souvint de son malheur:
“Et elle m’abandonne, comme ceux-là, comme mes neuf enfants qui meurent
à peine nés! Oh! Ventre de malheur!”. Abattue, elle s’affaisse et se
remémore le requiem de neuf petites croix plantées sur un seul et même
ventre, le sien. “Et pourquoi continue-t-il, ce Dieu, à faire des grossesses
en plus alors que dans sa sagesse il sait que je ne suis qu’une pondeuse
pour cimetière?”
Après s’être remise peu à peu de ses vociférations et animée du souci
de ne pas être devancée, elle décide de reprendre son bonhomme de chemin.
Ayant perdu le rythme normal de marche, vu les incidents de tantôt,
elle trébuche contre un militaire plus que pressé, lance à la main,
carquois au dos. Ce dernier ne tarde pas à de s’indigner de la maladresse.
Négligeant le fait, le militaire reprend sa hâte mais non sans réagir.
Il se disait à lui-même:
“Mais, des femmes aussi, des boiteux, du machin et du ramassis. Tout
ça en quête de bonheur! D’abord libre passage au vaillant soldat qui vous
a gardé jusqu’alors, des lustres durant dans la paix et contre tout affront
avant de réclamer poupons, béquilles, velléités et coquetteries”.
L’ascension était ornée d’accrochages de ce genre au point qu’il eût été
sensé de prévoir un agent de police pour réglementer la houleuse montée
vers le bonheur. La providence intervenant, seule la hâte et la soif
d’être le premier à se faire ouïr à l’audience servaient de régulateurs pour
les foules alléchées. Malgré tout et qu’importe la méfiance des uns à l’égard
des autres, l’ascension des chercheurs du bonheur prenait forme
d’étape en étape.
Au bout du parcours, la Sancta Casa. Une musique sacrée se fait en-
tendre. Atmosphère de recueillement, chacun essayant de se christianiser.
La voix divine suivit. Elle recommande de l’ordre. Le premier sur
qui se déversera le bonheur est celui dont l’application est la plus grande.
Vu que le bonheur était à bout de bras et comme chacun croyait le
mériter en premier puisque croyant souffrir plus que tous les autres, la
Sancta Casa se transforma aussitôt en une sorte de ring pour gala de boxe.
Tant pis pour la machine divine, chacun veut tenir l’autel, source du fameux
bonheur au détriment de tous les autres.
L’énigme était de savoir qui souffrait plus ou moins que les autres pour
qu’il méritât ou non le bonheur. Les langues étaient tranchantes sauf peutêtre
celle du muet que l’ambiance parvenait seulement à faire ressortir.
Les maux étaient presque guéris, tellement qu’il était important de se
créer un adversaire à convaincre pour s’assurer qu’on faisait bonne figure
à l’audience. Et si les revendications pouvaient avoir une forme,
ce jour là elles en auraient eu une, celle du feu d’artifice où les points
scintillants seraient: enfants, fécondité, paix, béquilles, argent, pour former
l’auréole dont les bouts sont injoignables.
Il en fut ainsi au point que la discussion put faner la coloration des icônes,
tellement elle était houleuse.
Indigné, le bon Dieu des Toubabs intervint, par sa voix, pour fustiger leurs
ambitions égoïstes. En effet, au lieu d’une recherche du bonheur au paradis,
ils étaient venus lui jouer des jeux terrestres d’exclusion. Ce qui est de
nature à obscurcir les lanternes du Paradis. C’est alors qu’il décida qu’ils
descendent le mont Miguel avec, comme consigne:
“Si vous vous aimez les uns les autres, si vous faites prévaloir le souci de
l’autre avant vos propres intérêts, votre bonheur, vous l’aurez au centuple.
Retournez donc. Le Paradis a soufflé sa chandelle. Je vous en laisse cependant
l’ombre. Celui qui saura la rallumer par le feu de l’amour, aura
été la perle rare pour servir de pierre angulaire de l’édifice: BONHEUR”.
Ils s’en retournèrent têtes baissées et jusqu’aujourd’hui ils s’attèlent, qui
bêtement, qui maladroitement, à rallumer cette chandelle du Paradis à
côté de leurs chefs animistes qui ne rêvent que d’essayer les fausses armes
de ceux qui sont debout sur le sang des plus faibles.