La clémentine jaune, Rémy Martinache
Finaliste Prix Energheia France 2019
Pendant deux ans, tous les midis, j’ai mangé les sandwichs que me faisait mon grand-père. Je
commençais alors mes études supérieures, et habitais chez mes grands-parents. Entre deux cours,
j’avais parfois une heure pour manger, parfois trois, et puis parfois à peine quelques minutes, voire pas du tout. Sans effort, je suis capable de revoir tous les lieux où je me suis assis pour manger mon sandwich. Dans le hall vitré, assis par terre, au fond de la salle dédiée aux travaux dirigés, sur un banc, dehors, ou bien même parfois en marchant. Je n’avais pas vraiment d’habitudes établies, et tous les jours, avec le contexte, mon emplacement changeait. Le repas, lui, n’a jamais changé. Au dessert, s’ajoutaient toujours une compote et une clémentine.
L’hiver, les sandwichs s’allongeaient, parce que le froid me donnait faim. Quand les températures remontaient, à l’inverse, il devenait plus difficile de finir, alors je demandais, avec d’infinies précautions, à diminuer les tailles. Je ne saurais plus dire si j’aimais ou non ces sandwiches. Je sais que je les mangeais sans me poser de question. Ils valaient mille fois mieux que le restaurant universitaire, où je ne voulais pas mettre les pieds. Peut-être un peu par snobisme, ou bien par solitude, par timidité. Je mangeais seul.
Et puis j’ai passé un an à l’étranger, sans sandwiches. J’ai cuisiné, beaucoup, dans des cuisines
universitaires. Lentement, j’ai perdu mon habitude. J’ai préparé chacun de mes repas. Là-bas, je
n’ai pas fait que la cuisine : j’ai goûté à une certaine liberté, et j’ai rencontré la femme de ma vie.
En rentrant, j’avais changé. J’ai cessé d’habiter chez mes grands-parents.
Mais je n’ai pas cessé de les voir. Une fois par semaine, généralement, je viens manger chez eux, et puis dormir. Je leur annonce quelques jours à l’avance, pour qu’ils puissent s’organiser. Je ne leur envoie qu’un SMS, avec le jour et l’heure à laquelle je pense arriver. Immanquablement, ils
acceptent, et me demandent si je souhaite un casse-croûte pour le lendemain. J’ai la peur
permanente que dire non soit mal pris. Quand j’ai un déjeuner prévu, je me justifie longuement,
comme pour m’excuser. Mais la plupart du temps, je dis oui.
Toujours, alors, le lendemain, sur la table du petit-déjeuner, un sac plastique m’attend. Dedans, j’y trouve deux sandwiches pour ma journée. Mais ces sandwiches n’ont plus la saveur tendre, bien qu’indifférente, de mes premières années d’université. Pour une raison que j’ignore, désormais, je les appréhende. Très vite, ils m’écoeurent. Dès le matin, j’ai l’appétit coupé, avec une boule à l’estomac. C’est la peur de ne pas aimer, de devoir les jeter, qui me saisit. Et cette peur, qui me rend nauséeux, est une prophétie autoréalisatrice : parce que j’ai peur d’être écoeuré, je le suis immanquablement.
Rien qu’à l’écrire, l’idée de jeter ce que mon grand-père a préparé pour moi me secoue, me fait mal.
Je me sens engourdi, et mes doigts, surtout, me procurent une sensation bizarre. Je ne pourrais la
définir autrement qu’en disant : ils sont remplis d’acide. Je sais qu’il pense à ce qu’il va préparer, à la composition du sandwich longtemps à l’avance. Parfois, il innove, et je sais qu’il attend qu’à
midi, je lui envoie un SMS pour lui dire ce que j’en ai pensé. Si j’oublie, il se met à ruminer, à
s’inquiéter. Alors jeter, quand je n’ai plus faim, souvent à la moitié du second sandwich, me tord les boyaux. C’est comme jeter son attention, son inquiétude pour moi : c’est une trahison. Peut-être parce qu’il est d’une autre génération, sa tendresse ne s’exprime pas comme la mienne : elle est toute entière contenue dans cet effort qu’il fait pour que j’aime ce qu’il prépare. Peut-on jeter la tendresse, même juste un quart, quand on a fini les trois premiers ?
Ce qui est absurde, c’est qu’objectivement, les sandwiches qu’il me fait aujourd’hui sont sans doute bien meilleurs que ceux de mes deux premières années. Souvent, il va chercher le pain le matin
même, et à midi, il croustille encore. Les ingrédients aussi, il les a considérablement diversifiés.
Qu’est-ce qui a changé, alors ? Moi, sans doute. Car quoi d’autre ?
Je crois que j’ai grandi, un peu, et que j’ai pris la mesure de l’importance de ce qui me lie à mon
grand-père. À bien y penser, l’indifférence de mes deux premières années d’université était peut-
être aussi une forme d’indifférence envers lui. Indifférence bienveillante, certes, celle d’une jeunesse qui a trop de choses à penser, mais tout de même.
Aujourd’hui, les choses se sont inversées. La peur de ne pas aimer ce qu’il me prépare me tétanise, au point de me faire perdre tout plaisir. Parce que j’interprète, peut-être à tort, ces sandwichs comme un élément clé de notre relation. À d’autres, sans doute, ils paraîtront anecdotiques. Mais, ils sont une attention récurrente qu’il me porte, et qui occupe ses pensées. Je crois sentir que par là, il se sent utile, il a la conviction de m’aider. Il pense, avec raison sans doute, que je sauterais sinon le déjeuner. Il m’économise l’argent qu’il faut dépenser pour acheter un repas. Il m’aide, avec toute la force que ce mot peut comporter. Et en m’éloignant de lui, parce que j’ai cessé d’habiter chez mes grands-parents, j’ai pris conscience de la signification de cette aide, de sa valeur. Sans doute, aussi, de sa fragilité.
Mon grand-père me reproche toujours de ne pas lui dire si j’ai aimé, ou pas. Il fait des efforts qui ne font qu’accroître ma culpabilité, et par ricochet, ma nausée. Je lui dit toujours que c’est bon, je le remercie. Mais cela ne l’empêche pas de revenir à la charge, de me lancer :
« – tu ne me dis jamais rien.
– je ne vais pas te faire de reproches si ton sandwich est bon ! »
Cette réponse me semble d’une logique implacable, et je suis toujours surpris que cela ne parvienne pas à le convaincre. Mais au fond, c’est peut-être comme s’il devinait quelque chose, que je ne peux pas lui dire.
Depuis une semaine, un problème d’appartement m’a poussé à habiter temporairement chez mes
grands-parents. J’ai donc eu le droit, presque tous les jours, à des sandwiches. Chaque matin, après le déjeuner, ça ne manque jamais : la nausée arrive, et c’est comme si, diffuse, elle emplissait mon corps, des cuisses jusqu’aux poignets.
Mais, et ce n’est pas un moindre motif de satisfaction, cette semaine, j’ai fini mon déjeuner tous les jours. J’ai tenu bon. Souvent, le plus dur a été, une fois les sandwichs finis, alors que j’avais
l’agréable sensation d’avoir réussi, de faire un dernier effort pour avaler la clémentine. En mars, ce sont ces clémentines de fin de saison, souvent sèches, ou acides, et pleines de pépins.
Aujourd’hui, donc, j’ai fini mes deux sandwichs, ainsi que ma compote. Je sais que j’ai une
clémentine, mais je ne la regarde même pas. Pas le courage. Je repousse le moment de la goûter, et me dis que je le ferai plus tard. Mais, bien sûr, la journée passe, et ce n’est jamais le bon moment.
Le soir, alors que je rentre, elle est toujours dans mon sac, qui ne contient plus qu’elle. Je le sais, et, même si ça m’occupe l’esprit, je ne fais rien pour y remédier. Pourtant, une fois chez eux, elle ne devra plus s’y trouver. Ils risqueraient de penser que je n’ai pas aimé, et que je n’ai pas osé le dire.
Cela remettrait en question ma parole, y compris sur les sandwichs. Cela confirmerait les craintes
de mon grand-père : jamais je ne lui dirais que je n’ai pas aimé.
Je ne peux pas la garder, donc. Je ne vais pas non plus pouvoir la manger. Si je la cache, je risque de l’oublier. Alors j’arrive à la conclusion, logique, mais illogique, qu’il me faut la jeter. Et c’est en l’écrivant que je réalise l’absurdité de la situation. Quoi de plus simple, en effet, que de dire que je n’ai pas envie de clémentine en ce moment ? Je la ramène à la maison, je m’explique, je la repose.
Tout ce que cela éviterait ! Pourquoi la gaspiller, la jeter, alors qu’elle sera mangée à la maison ?
Mais une espèce de pudeur, de honte, de timidité me retient, d’une façon inexplicable. Et cette
pudeur, bien qu’il me semble la comprendre comme le signe de l’amour redoublé que je porte à
mon grand-père, est aussi le signe d’une incapacité : celle de lui parler, vraiment. La peur de briser les liens qui nous lient m’empêche de lui dire des mots sincères. Y compris sur les sujets les plus
anecdotiques. Y compris pour une clémentine.
Pourtant, le métro avance, et ma résolution me semble inébranlable. J’ai le sentiment de m’y être
résigné. Plutôt jeter que dire.
Lorsque je sors du métro, quelques minutes plus tard, l’air est un peu froid, comme je l’aime. Dans la rue, le soir est tombé, et je me rapproche à chaque pas de l’immeuble de mes grands-parents. Il me reste à bifurquer deux fois, et ils pourront me voir depuis leur fenêtre. À partir de ce moment-là, je ne pourrai plus jeter la clémentine. Il me faudra le faire avant. Je sors alors le sac, où je glisse ma main, qui rencontre bientôt une forme ronde, que j’extirpe de là.
Et je dois dire qu’à peine sortie, elle me prend de court. Une petite étiquette indique qu’elle vient de Jaffa, en Israël. Mes sœurs et moi détestons les clémentines Jaffa, dont le goût nous écoeure. Mais celle-ci capte instantanément mon intention. Lisse, elle me semble jaune comme un pamplemousse, ou un pomelos. Sa couleur est vraiment très étrange. Jamais je n’en ai vues de pareilles.
Les lampadaires de la rue sont allumés, ils diffusent une lumière jaune. Toute la rue, en fait, semble jaune. Et il est donc logique que la clémentine le soit aussi. Mais je sais ce dont est capable le cerveau pour rétablir les couleurs qui lui semblent logiques. Je repense aux illusions visuelles, comme celle du damier, où nous percevons deux couleurs bien distinctes, alors qu’en réalité, certaines cases noires ont la même couleur que certaines blanches. Le cerveau est capable de ça, capable de rétablir une forme reconnaissable. Mais il tient absolument à donner la couleur d’un pamplemousse à cette clémentine, et ce malgré mon insistance. J’essaie même de la mettre sous mon manteau, pour la protéger des lampadaires.
Je me tiens là, dans la rue, et je fixe ma clémentine : je me répète, avec toute la concentration dont je suis capable, avec une intensité étrange, « ceci est une clémentine ». J’essaie de m’emplir de cette idée, avec l’espoir que mon cerveau rétablira les couleurs, et la verra orange. Je ne peux pas me faire à l’idée que cette clémentine puisse me paraître jaune. Vraiment, il n’est pas simple d’exprimer ce que je ressens : disons que si le jaune de la rue m’apparaît logiquement anormal, comme la conséquence de l’éclairage public, la teinte de la clémentine, elle, me semble être véritable, possible en plein jour, sous n’importe quelle lumière.
Doute et frustration m’assaillent, de façon irrationnelle : quelle est la vraie couleur de ce fruit ? Si elle est vraiment jaune, elle s’annonce encore plus mauvaise que prévue. Ce qui n’a pas vraiment d’importance, puisque j’ai prévu de la jeter.
Et la curiosité m’atteint. Irrépressible. À mes heures perdues, je suis photographe. Et j’ai toujours
été fasciné par l’idée que la couleur perçue diffère d’un individu à l’autre. Plus perturbante encore est l’idée que cette différence est impossible à mesurer. Impossible à contempler. Je ne saurais jamais ce que voit l’autre. Obsédé par le contrôle de l’image que je produis, cette idée m’est parfois intolérable. Ce que je montre à l’autre, il ne le verra pas comme moi. Qu’est-ce qu’il verra ?
Or cette clémentine jaune me rappelle une chose. Souvent, dans mes photos de nuit, mon appareil photo rend des couleurs moins jaunes que celle que je vois dans le paysage. Je sais pourtant qu’il réalise des calculs automatiques de température de la couleur. Généralement, les photographes laissent leur balance des blancs en position automatique. Sur les bons appareils, elle est rarement prise en défaut. Pourquoi la mienne m’apparaît-elle donc toujours fausse ? Pourquoi les autels des églises espagnoles sont toujours plus jaunes dans mes yeux que sur mes photos ?
La clémentine m’apparaît comme le symbole de cette différence de perception. Soudain, je me dis que peut-être, mon tropisme visuel tire vers le jaune. Voici ce qui me différencie des autres. Dans la nuit, une clémentine jaffa a pour moi la couleur d’un pomelos. Bien sûr, l’idée est absurde. Pour plein de raisons physiques. Mais, à tenir cet agrume dans mes mains, avec sa réalité physique, c’est comme une illumination. Je vois. Et l’étonnement de la vision est renouvelé à chaque instant. Je ne me lasse pas de cette vision insolite. Cette clémentine jaune, lisse, radicalement nouvelle. Et ma vision est comme dédoublée entre ce que je vois, et ce que j’aurais pu voir.
La curiosité fait alors ce que le bon sens a échoué à faire. Je garde la clémentine. Je ne la jette pas.
Non pas parce qu’il serait bête de gaspiller. Mais pour voir de quoi elle aura l’air à la lumière de
l’appartement de mes grands parents, où les clémentines m’ont toujours parues oranges. J’ai comme le sentiment que cela me donnera une réponse, une confirmation. Que j’y verrai une vérité essentielle, un autre niveau de perception.
Je me remets alors en marche, plus rapidement. Je bifurque deux fois, et je vois les fenêtres de
l’appartement. Le code de l’immeuble est une date historique, ils sont au quatrième étage. Une fois dans le couloir, je sens que la curiosité se fait pressante. Elle me perturbe. En voulant ouvrir la porte, je tourne donc d’abord la clé dans le mauvais sens. Mon grand-père a toujours trouvé cela inconcevable. Tourner une clé, c’est un mécanisme physique : il est logique qu’en la tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, on pousse le loquet vers le mur, et donc qu’on ferme.
Une fois rentré, j’enlève mes chaussures, et j’entends les pas de mon grand-père qui, depuis le
salon, se dirige vers l’entrée. Je lui dis bonjour, ainsi qu’à ma grand-mère. Avec un grand sourire. Je saisis le sac, et la clémentine à l’intérieur. Avant de la sortir, je lui dis :
« – Je n’avais pas envie d’une clémentine, ce midi, je l’ai rapportée. Nous pourrons la manger ce
soir. J’ai aussi rapporté le sac plastique, pour que vous puissiez le réutiliser. Vous avez passé une
bonne journée ? »
Et dans le mouvement que je fais pour la sortir, je me prépare à la regarder. Cela paraîtrait trop
curieux de prendre le temps de la contempler. Je n’aurai que quelques secondes pour, de l’air le plus désintéressé au monde, jauger sa couleur. Le temps de son trajet de ma main à la table. J’espère que cela suffira. J’ai peur que mon cerveau mette plus de temps à établir sa couleur avec certitude. Je suppose qu’il est encore perturbé par l’épisode de tout à l’heure.
Je sors le fruit.
Et je ne sais pas si le fait est étrange ou banal, mais, dans ma main, dans l’appartement de mes
grands-parents, la clémentine jaune, comme toutes les autres, m’apparaît orange.
Orange.
Alors que je vais déposer dans la chambre mon manteau, je me demande ce que cela veut dire. À
vrai dire, pas grand-chose. Ni sur ma vision, ni sur celles des autres. Ce que j’avais vu était logique.
Ou pas. Dur de dire. Même mon raisonnement de tout à l’heure, sur mon tropisme jaune, m’apparaît désormais absurde. Peut-être y avait-il néanmoins quelque chose à creuser ailleurs : je n’avais rien jeté. J’avais parlé à mon grand-père.
Après le repas, devant la télé, tandis que ma grand-mère mangeait son kiwi, j’ai mangé ma
clémentine jaune.