I racconti del Premio Energheia Europa

La Gardienne de mes secrets, Malo Heil

Nouvelle mention du Prix Energheia France 2023

Chère Sinna, aujourd’hui Papa est mort.
Ils croient tous que je l’ai tué. Si seulement c’était vrai.
Mais il est mort seul au monde, comme une bête blessée. Seul avec sa colère.
Sa dernière proie lui a échappé. Je me suis enfui. Loin de lui, loin de la tanière du monstre. Le seul sang
qui rougit mes mains est celui de mon innocence, de ces années de torture et de supplice.
Je ne l’ai pas tué, mais une partie de moi est morte cette nuit-là, avec lui. Cette nuit où il aurait pu me
dévorer. Il m’avait encore emmené dans la « chambre ». Comme toujours, il avait refermé la porte, et
laissé la clé sur la serrure. Il savait que je ne m’échapperais pas.
Mais quelque chose n’allait pas. Il n’était pas comme d’habitude. Ses yeux brûlaient de colère et de folie.
Son poing était tellement serré qu’il semblait prêt à éclater. Il me regardait comme s’il allait me tuer, ou se
délecter de moi avec un appétit encore plus vorace que la veille. Chaque jour, il me dévorait une nouvelle
fois. Chaque jour, il laissait une empreinte un peu plus profonde. Un suçon visqueux, là où personne ne
devrait jamais regarder. Une griffure boursouflée, là où la chair est tendre et bien cachée. « N’aie pas
peur », disait-il. « Les autres ne comprennent pas à quel point je t’aime ». C’était le seul moyen d’apaiser
sa colère. De gagner mon salut chaque jour, par le sacrifice de mon corps. « Tu dois m’aider. Tu es le seul
qui peut m’aider ». Assoiffé comme un vampire, il buvait lentement au calice de ma souffrance. Dans
cette pièce sombre, aux murs rongés par la moisissure. Des dalles de pierre jaunies, un lit de bois. Et
toujours les mêmes draps blancs, râpés par les années et rougis par la folie. Dans cette caverne
dégoûtante, une seule lumière. Une seule ouverture. Une fenêtre fermée de barreaux, dernier clin d’oeil
sadique au monde extérieur. Il voulait toujours que je la regarde. Que mon visage baigne dans cette
lumière. Que mes oreilles entendent le chant des oiseaux et la mélodie des saisons. Appeler à l’aide ?
Seuls les arbres et le ciel entendraient mes cris, et je ne voulais pas lui donner ce plaisir.
Ce soir, les choses étaient différentes. Sur son visage déformé par la rage et l’ivresse, je lisais le malheur
et la détresse. Une fureur insatiable figée dans un masque diabolique.
Pour la première fois, je le voyais tel qu’il était. Horrible. Abominable. Répugnant.
Pour la première fois, je le regardais tel qu’il était. Je n’oublierai jamais cette vision d’horreur.
Cette gueule entrouverte par la faim, celle d’une bête haletante et fébrile, percée de dents prêtes à mordre
et aiguisées sur une chair tendre d’innocence, qui se figeait dans un sourire qui n’avait plus rien
d’humain.
Ce front noueux et épaissi par l’envie, duquel perlaient déjà quelques gouttes de sueur rance et moite.

Et ces yeux. Ces yeux monstrueux. Ce regard bestial, capitale de la colère d’une race dégénérée. Deux
globes de terreur et de désolation, prêts à vous avaler dans une éternité de douleur. Au fond de ces yeux
jaunes, je ne voyais que l’incendie prêt à me consumer. Un brasier de folie et de violence destructrice. Le
reflet d’un enfer de souffrance où la pitié n’avait pas sa place. Ces yeux étaient aussi les miens. Dans sa
folie, je voyais la mienne. Cette folie sans fin qu’on appelle malheur. Dans son malheur, je voyais le mien.
Un malheur d’homme dans un coeur d’enfant.
Pour la première fois, je l’ai regardé. J’ai regardé dans les yeux l’ogre qui allait me dévorer. Un instant,
j’ai mêlé ma souffrance à la sienne. En ne faisant plus qu’un avec lui, je voulais qu’il comprenne. Qu’il
lise dans mes yeux ce que je lisais dans les siens. Qu’il se voie enfin tel qu’il était, et qu’il me voie enfin
tel qu’il m’avait fait.
Et le monstre s’est effondré devant moi. Pris d’une crise de démence, il était recroquevillé à terre,
époumoné et secoué d’atroces convulsions. Il se tordait comme un cadavre désarticulé. Il avait perdu tout
contrôle sur lui-même. Je n’arrivais pas à croire le spectacle cynique et terrifiant qui se déroulait sous mes
yeux. Cet être si fort et si sûr de sa force, prodige de cruauté et de perversité, terrassé comme un vieillard
boiteux, qui gesticulait devant moi comme une bête affolée. Je n’ai pas réfléchi. Je me suis enfui. Après
avoir refermé la porte derrière moi, j’ai couru de toutes mes forces. J’ai couru hors de cette demeure
maudite qui m’avait arraché tant de cris et de larmes, sans me retourner. Jusqu’à en perdre haleine.
Je vais partir, Sinna. Plus rien ne me retient ici. Je laisserai derrière moi cette histoire, notre histoire, qui
reposera pour toujours dans les limbes de nos souvenirs. Ils ne m’ont pas cru. Peu importe ce que je leur
racontais, ce que je leur montrais. Pour eux, je ne suis qu’un fou, comme je l’ai toujours été. Et
maintenant, le dernier rameau d’une engeance maudite. Si je ne pars pas, qui sait ce qui peut m’attendre
ici ?
C’est terminé. Pour toi comme pour moi. Maintenant, il faut vivre. Ensemble.
Je ne t’oublierai jamais. Tant que je pourrai me souvenir, je ne t’oublierai pas. Toi, Sinna, ma sœur.
Compagne de ma douleur, gardienne de mes secrets.
Même si tu n’existes pas.