I racconti del Premio Energheia Africa Teller

La loi du Cauri_Nafissatou Dia Diouf

africa1_Africa Teller 2005. 

 

Le bus jaune grouillait de vie sur les routes serpentines de la campagne

flamande. Des gamins surexcités écoutaient à peine l’exposé préliminaire

de Madame Jouve, le professeur d’histoire, obligée de donner

cours dans les aigus pour couvrir le chahut des enfants et le vacarme du

moteur. En pure perte. Seules des bribes de la richesse du patrimoine,

de l’Afrique Centrale et du berceau de l’humanité surnageaient au-dessus

du brouhaha quasi intenable.

Au détour d’une colline boisée, le Musée de Tervuren se dressa soudain

fier et majestueux. Quelques centaines de mètres plus loin, le bus

contourna l’allée en fer à cheval et se positionna devant le perron. En

file indienne, les enfants descendirent un peu impressionnés par le grand

édifice de pierres anciennes.

La visite guidée commençait: salles en enfilade, poteries, statuettes,

trônes, ustensiles, armes blanches, scènes champêtres reconstituées, la

guide passait tout en revue d’une voix un peu mécanique, sous les yeux

émerveillés des enfants qui découvraient par procuration ce continent

mystérieux. Tout semblait si réel!

De salles en galeries, de vitrines en collections, le petit groupe arriva dans

une grande salle où un soleil généreux se répandait à travers un dôme vitré.

Tous les trésors de l’Afrique semblaient réunis dans la galerie principale.

Le puits de lumière créait des jeux d’ombre sur les objets d’artisanat

et de culte plus vrais que nature. Même l’acoustique était particulière:

pas un chuchotis ou un claquement de semelle qui ne provoque une

oeillade réprobatrice de Madame Jouve. La litanie monocorde de la guide

avait repris pendant que les enfants, bouche bée, se rapprochaient du

mieux qu’ils pouvaient de ces trésors jusqu’aujourd’hui ignorés.

Cédric, que la nature un peu rêveuse éloignait naturellement du groupe,

n’entendit pas ses camarades quitter la grande pièce pour rejoindre

la salle de taxidermie. Il restait comme hypnotisé par deux figurines de

bois, liées par un même socle et posées un peu en retrait sur une table.

L’étiquette était laconique: statuettes figuratives de pygmées.

Il s’en approcha involontairement, tellement les traits de leurs visages

semblaient expressifs. Il leva la main pour les toucher. C’était formellement

interdit mais elles avaient l’air si vraies…

Aide-nous, aide-nous”.

Cédric se figea net, le bras levé, le sang glacé. Son imagination lui

jouait-elle des tours? Il recula en se colletant aux meubles anciens et faillit

se prendre les pieds dans une natte posée à même le sol. Il avait beau

scruter les quatre coins de l’immense salle: personne.

La supplique reprit:

Aide-nous, je t’en prie, aide-nous”.

Devenait-il fou ou étaient-ce les statues qui parlaient? Il fut presque soulagé

de voir son amie Rachel le rejoindre en courant:

“Mais que fais-tu, tout le monde est dans la salle des animaux empaillés!”.

Cédric s’agrippa au bras de la petite fille:

“Attends, attends, les statuettes, elles parlent!”.

“Quoi? Mais tu es devenu fou! Allez-on y va!”.

Aidez-nous, je vous en prie, aidez-nous”.

A son tour, la petite fille prit peur. Les yeux de billes des statues s’embuaient

pendant que leurs lèvres de bois articulaient péniblement ces mots.

La voix reprit, comme un souffle. Plus aucun doute n’était permis, cette

voix lointaine et si proche émanait bien des statuettes.

N’ayez pas peur, les enfants, approchez vous, nous ne vous ferons pas

de mal”.

Le ton était sincère et la voix si émouvante… Rachel fit un pas en avant,

suivie de Cédric. Les lèvres de bois se murent à nouveau. C’était la femme

qui parlait, laborieusement.

Libérez-nous, oh, je vous en prie. Voilà une éternité que nous sommes

emprisonnés ici. Nous voulons retrouver les nôtres, en Afrique, dans notre

village de la forêt équatorial”.

“Mais… que… que vous est-il arrivé?”, balbutia Cédric, qui ne savait toujours

pas s’il devait en croire ses yeux et ses oreilles. “Et puis, pourquoi

parlez-vous, vous n’êtes que des masques!”.

Non, mon enfant”, reprit l’homme de bois, “nous sommes plus que cela.

Nous avons l’apparence de statues mais nous avons une âme. Je m’appelle

Wendu et voici mon épouse, Ninka. Nous allons vous conter notre

histoire…”.

La voix cassée de la statuette s’élevait vers la voûte vitrée. Lentement,

il fit rentrer les enfants apprivoisés dans leur univers, à travers leurs tribulations,

de ce samedi de malheur où les ennemis de toujours, les kongos,

avaient dérobé le Cauri13 Sacré et, par ce geste, emprisonné leurs

âmes dans ces statuettes jusqu’à l’arrivée sur la terre du Roi Baudouin.

Nous avons toujours vécu en paix dans notre forêt et en harmonie avec

notre environnement. Nous vivions dans un village prospère, sans histoire,

mises à part les petites guerres claniques avec nos ennemis, les

Kongos, conflits qu’on tentait d’éviter du mieux qu’on pouvait car nous

sommes par nature des pacifiques. Mais nous détenions l’objet de toutes

leurs convoitises: le Cauri Sacré. Aussi, nous molestaient-ils de

leurs sournoiseries et de leur fiellerie, moi en particulier qui était chargé

de la protection du Cauri Sacré et des rites propitiatoires”.

“Le Cauri Sacré?”, reprirent les deux enfants qui avaient du mal à cacher

leur étonnement.

Chuuuut”, reprit Wendu en portant son index à ses lèvres, “ne soyez

donc pas si pressés, vous connaîtrez toute l’histoire. Asseyez-vous donc,

et n’ayez crainte, personne ne vous cherchera, nous avons la faculté d’arrêter

le temps”.

La grosse horloge murale avait en effet figé ses aiguilles. Wendu enfourcha

le cheval de son récit, qui s’élança à petit trot sur le chemin de l’Histoire.

Il y a longtemps, bien longtemps, nous vivions heureux dans notre

village, au coeur de la forêt. Le Cauri Sacré que nous nous transmettions

de génération en génération depuis des siècles nous garantissait

une vie d’abondance et de facilité que rien ne venait troubler. Mais il

nous apportait bien plus que la richesse et la prospérité: en tant que

gardien du Cauri Sacré, charge dont j’ai hérité de mon père qui l’a hérité

du sien, j’avais la faculté d’entrer en contact profond avec l’essence

des humains et des animaux, la sève des plantes, le mineral de chaque

colline et de chaque montagne. Je parlais à la pluie, au vent, aux nuages,

aux étoiles. Pour me voler mes dons et s’emparer de notre prospérité,

nos ennemis organisèrent une razzia au cours de laquelle ils s’emparèrent

de tous nos biens et surtout… surtout…

La voix de Wendu s’éteignit.

Ils s’emparèrent surtout du Cauri Sacré”, reprit-il lentement avec

amertume.

“Et depuis”, continua Ninka, “nous errons comme des âmes en peine.

Car c’est cela, la Loi du Cauri. Il vous apporte aisance et fortune à la

seule condition qu’on lui paie le tribut de la fidélité et des rituels particuliers.

Si par malheur il vous échappe, pour quelle que raison que ce

soit, vous risquez jusqu’à la mort”.

Le cheval du récit se cabra soudain. La voix étranglée, Wendu confia

après un silence:

Ce jour de malheur, les Kongos s’emparèrent du Cauri Sacré et le Cauri

pour se venger nous emprisonna, Ninka mon épouse et moi dans ces

statuettes”.

“Oh, vous êtes comme morts, alors?”, s’enquit Cédric qui essayait désespérément

de trouver une logique rationnelle à cette aventure.

Non, malheureusement, et c’est bien là le drame. Le rempart qui ceinture

notre monde et le sépare de l’Au-delà est impénétrable. Nous sommes

en limbe entre ces deux mondes, dans cette frontière ténébreuse, prisonniers,

qui en plus est en terre étrangère, sans espoir de rentrer un jour

chez nous et de vivre à nouveau parmi les nôtres. Chez nous, en Afrique,

les morts et les vivants se côtoient dans une situation d’intemporalité et

de bonne intelligence. Mais les morts sont plus puissants que les vivants,

qui, toute leur vie, ne seront que dans l’antichambre de la Mort”.

Devant le regard effaré des enfants, Wendu sourit et rassura:

Il ne faut pas avoir peur de la mort! La mort est la seule chose qui donne

du sens à la vie. Dans nos civilisations, elle nous fait atteindre le sta-

tut honorable d’Ancêtre. Alors on nous vénère, on nous fait des offrandes

somptueuses, on fait des libations en notre honneur. Mais là, mes

enfants, nous ne sommes ni vraiment morts, ni réellement vivants”.

Les mots retombèrent de la voûte sur le carrelage en rebonds feutrés avant

de se fondre dans le silence. L’horloge demeurait muette. Ninka prit la

parole à son tour:

Les nôtres ont recueilli nos âmes captives et nous ont confié à Eloka,

la Grande Prêtresse qu’on appelle également Gardienne de Vie ou Dépositaire

des Savoirs. Dans le Bois Sacré où nous trônions sur l’autel,

elle faisait quotidiennement les prières rituelles, les offrandes qui rendaient

supportables l’attente. Car il n’y avait rien d’autre à faire que

d’attendre. Attendre trente-trois lunes qui devaient coïncider avec sept

tornades avant qu’elle puisse prononcer les formules magiques qui devaient

nous ramener à la vie”.

“Mais… comment êtes vous arrivés ici, alors?”, osa Rachel.

C’est là que l’histoire se complique, justement. On dit chez nous que

tout malheur qui se produit un samedi, se répètera. Eh bien, nous étions

à la neuvième lune, patients et résignés. Un samedi, alors que la Gardienne

de Vie s’était enfoncée dans la foret cueillir des racines et des

jeunes pousses nécessaires à ses préparations rituelles, surgit dans le

Bois Sacré un homme non initié. Il n’était pas de notre village. Ni des

Kongos, d’ailleurs. Il empestait l’alcool. Tout en lui exhalait le lucre et

l’appétit pour le gain facile. Il prit tout ce qui se trouvait sur l’autel:

les statues, les totems, les masques et nous vendit en ville, à des camelots

qui ne connaissaient rien de notre valeur et qui se disaient brocanteurs…”.

Wendu relaya Ninka dans sa triste narration:

Tout est allé très vite par la suite. Des faux touristes mais vrais négociants

d’art nous ont achetées pour une bouchée de pain et nous ant revendues

à prix d’or au musée de Tervuren. Heureusement, grâce au socle

en bois, nous n’avons jamais été séparées”.

Wendu regarda tendrement sa partenaire avant de poursuivre:

Les véritables chercheurs du Musée ne s’y trompèrent pas: ils firent

une belle acquisition. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvées

pièces de musée, nos âmes enfermées dans ce carcan de bois, à regar-

der défiler des inconnus à longueur de temps, qui nous regardent tantôt

distraitement, tantôt sans nous voir, jusqu’à ce jour béni d’aujourd’hui

où vous vous êtes approchés de nous, avec votre candeur et votre

générosité qui se lit dans vos yeux…”.

“Vous êtes les ambassadeurs de l’Au-delà”, reprit Ninka, “parce que

votre coeur est pur, ils vous ont choisi pour nous libérer, en l’absence de

la Grande Prêtresse sur cette terre”.

“Mais, comment peut-on vous libérer”, rétorqua Rachel, au comble de

l’incrédulité?

Nous allons vous guider”, répondit Wendu.

Sa voix était ferme à présent. Pleine d’espoir et d’assurance. Il sauta lestement

de la table où ils étaient posés. La figurine de bois avait retrouvé

toute sa souplesse. Wendu disparut dans un recoin de la salle et revint

armé d’une lance qu’il trempa dans un âtre plein de suie. Du bout

de la lance, il se mit à dessiner des signes cabalistiques complexes sur

le sol. La mosaïque ainsi tracée était un entrelacs de lignes, de courbes,

de losanges, de signes mystérieux coupés de cercles concentriques au

centre desquels il traça un soleil. Se redressant soudain, Wendu se plaça

au centre de la représentation symbolique puis tendit la main à Ninka

qui à son tour escalada agilement la table pour se retrouver en

quelques bonds aux cotés de son compagnon. “Aussi simple qu’à la marelle”,

pensa Rachel fascinée.

Ecoutez-nous bien, les enfants. Ceci est notre dernière chance. J’ai reconstitué

ici le labyrinthe du Cauri Sacré. J’ai souvent observé la Grande

Prêtresse officier et je connais par coeur les formules incantatoires

servant à redonner leur âme aux emprisonnés”.

Mais, Wendu”, objecta Ninka effrayée, “seuls les initiés peuvent dire

ces paroles magiques, sinon…”.

“Chut, n’oublie pas que ces enfants ont le coeur pur, rassura Wendu, ils

oublieront les paroles magiques sitôt formulées. Et… de toute façon…,

nous n’avons pas le choix”.

Il avait prononcé cette dernière phrase un octave plus bas. Les deux enfants

n’en menaient pas large.

Toi, Cédric, prends ma main”, reprit-il, “et toi Rachel, celle de Ninka.

Là, très bien. A présent répétez tout deux après moi”.

[A ce stade du récit, pour des raisons évidentes de confidentialité, l’auteur

se réserve le droit de ne pas reporter la teneur des formules ésotériques,

celles-ci devant rester secrètes aux mortels, à l’exception des initiés].

Les deux enfants répétèrent les incantations avec une ferveur insoupçonnée.

Bientôt tout se liquéfiait autour d’eux, les contours des objets

devenaient flous , les murs entraient en fusion. Les voix claires de Cédric

et Rachel résonnaient en écho dans la salle tandis que les mots se

délitaient et les lettres vrillaient vers la voûte, bientôt rejoints par les incantations

rauques de la Grande Prêtresse, comme un chante polyphonique

qui s’élevait vers le ciel. Le puits de lumière du dôme laissait filtrer

des faisceaux d’une lumière crue, celle qui inonde les clairières de

la forêt dense. La lumière devint soudain aveuglante alors que la prière

s’achevait. Les enfants prirent peur. Au centre de la mosaïque, les dalles

s’étaient disjointes. Le sol se dérobait-il sous leurs pieds? Rachel fut

déséquilibrée et prit peur. Allaient-ils se retrouver tous dans ce village

de la foret équatoriale en Afrique, loin des leurs? Ne reverrait-elle plus

son père, sa mère, ses amis et son chat Mitsy? Les dalles du sol s’écartaient

de plus en plus.

N’ayez crainte”, s’éleva la voix de Wendu, lointaine et caverneuse, “nous

ne vous emmènerons pas avec nous, vous qui nous avez sauvé la vie.

Laissez-nous en échange vous offrir un cadeau de la sagesse Pygmée,

un viatique qui nous l’espérons éclairera le chemin de vos jours:

La richesse est un couteau à double tranchant. C’est bien peu de mots,

mais médites-les…”.

Les deux figurines se mirent à tourbillonner d’abord lentement puis de

plus en plus vite. L’obscurité se fit soudain et quelques secondes après,

une lumière tamisée ressurgit, la même lumière ordinaire qui entrait par

le dôme. Au sol, plus aucune trace de la mosaïque. Les dalles s’étaient

scellées. Seules deux statuettes étaient posées par terre, les yeux éteints,

les traits figés, le corps immobile.

Cédric se baissa lentement pour les ramasser et les replaça sur la table.

Avait-il rêvé tout ceci? Il voyait le même doute dans les yeux de Rachel.

Non, ils savaient tout deux qu’ils avaient réussi à libérer les âmes

de Wendu et Ninka et qu’à jamais, leur vision des choses serait différente.

Rachel fut la première à reprendre la parole après plusieurs mi-

nutes de recueillement:

“Tu ne crois pas qu’on va nous prendre pour des fous si on raconte cette

histoire?”.

“Bah, on n’est pas obligés de raconter quoique ce soit…”.

Derrière eux, le tic tac de la grosse horloge avait repris son égrenage

monotone. De la salle de taxidermie, un brouhaha familier perçait à nouveau.

Bientôt, Mme Jouve s’encadra dans la porte de la grande salle:

“Allons, toujours les mêmes à la traîne, gronda-t-elle, dépêchons, le car

nous attend!”.

Rachel et Cédric échangèrent un regard entendu et un sourire complice

avant de rejoindre le groupe.

 

*

 

A sept mille kilomètres de là, le saut spatio-temporel avait fait atterrir

nos deux pygmées dans le Bois Sacré. Wendu et Ninka encadraient Eloka,

la Grande Prêtresse et tous trois s’empressaient d’aller porter la

bonne nouvelle: ils étaient de retour parmi les leurs, et cette fois pour

de bon. Bien campés sur leurs jambes robustes, Wendu et Ninka avaient

la même pensée: “Merci, les enfants, nous ne vous oublierons jamais!”.