I racconti del Premio Energheia Europa

La toupie, Camille James Lepellier_France

_Prix Energheia France 2016

 

foto sul futuroLa toupie bleue vacille, elle flirte avec la surface plane et brûlante du tableau de bord. Ma tête est lourde mais j’ai les idées vides. Mes yeux observent vaguement la route qui défile derrière le pare-brise, comme avalée sous les roues invisibles de la voiture. J’ai froid, le vent hurle à travers le système d’aération. La toupie tourne silencieusement, ballottée par les vibrations du moteur qui accélère régulièrement. Mon cœur ralentit. La ceinture de sécurité me lacère la gorge. Et la toupie se met en orbite autour d’un grain de poussière, elle s’élance et continue sa course fébrilement, sans jamais chuter. Au loin, la mer se précise sous l’horizon gris. Mais tout est encore loin.

Mon père dévisage avec fatigue la bande d’asphalte noire qui défigure le paysage aride dans lequel nous nous sommes volontairement perdus. Il reste impassible, presque mort, les mains soudées sur le volant qui perd petit à petit son revêtement de cuir orange. Ses lèvres sèches sont mauves, comme lorsque l’on reste trop longtemps dehors, l’hiver, à jouer dans la neige. Ses joues maigres et creusées par la nicotine sont recouvertes d’un épais tapis de poils hirsutes et jaunes. Il ne se rase plus. Il ne prend plus le temps de rien, à part celui de fumer et de boire. Et puis il conduit, inlassablement, sans jamais dire où il va. Parfois, il m’emmène avec lui, pendant des heures. On fait des tours improbables dans la forêt et puis on rentre, lorsqu’il est trop tard pour se faire à manger. Mais aujourd’hui, c’est différent. Il ne m’a rien dit, mais je sais où l’on va.

La toupie ne tourne plus. Elle s’est emballée et a fini sa course dans le vide, avant d’atterrir sur le tapis antidérapant sous les pieds de mon père qui n’a rien vu. Du moins, il n’a rien dit. Puni par ma maladresse, je me retrouve à jouer avec mes doigts, les jambes repliées sur le siège. J’appose mon menton sur l’un de mes genoux. Je sens les ronronnements de la voiture se propager dans tous mes os. J’ai faim. L’habitacle commence à sentir la transpiration ; les larmes de nos deux corps exténués de ne pas pouvoir se dégourdir. Je m’ennuie, tout était mieux avant. Avant qu’il ne se mette à boire et à fumer constamment, avant qu’il n’arrête de me parler, avant qu’il ne vende la maison pour un petit appartement, avant que nos vies ne volent en éclats.

Le soleil fissure parfois le ciel et s’extrait d’entre les nuages sinistres, avant de venir colorer ma peau d’une lueur blanche et chaude. Mes poils blondissent et mon sang se dilue sous la pression accablante d’un orage qui s’apprête à rugir au-dessus de nos têtes. Je sens mon pouls sous mes cicatrices, comme si la tempête faisait rage en moi. Mais tout est calme au-dehors. Sous la pulpe de mes doigts vibre la climatisation qui s’essouffle à force de fonctionner sans interruption. On dirait une veille paire de poumons éreintés, rongés par le tabac et la poussière. J’ai l’impression d’entendre un râle sourd et lointain, un hurlement virile qui s’arrache de la carrosserie. Les premières gouttes de pluie s’écrasent sur les vitres et viennent lézarder l’horizon de petites rainures transparentes. Le métal noir et froid de la voiture serpente sans jamais s’arrêter un paysage qui ne semble pas connaitre de limite. Au loin, la mer est toujours loin.

Ma mère est morte dans son sommeil il y a quelques mois déjà. Mon père ne dort plus tout à fait, il ne fait que veiller jusqu’à ce que ses yeux rougis par la tristesse et l’alcool ne se referment comme deux huitres asphyxiées. Puis il se redresse, paniqué et se rallume une cigarette qu’il ne terminera pas. La machine à café soupire dans tout l’appartement et je fais semblant de dormir, pour ne pas qu’il me remarque l’observer. Il boit silencieusement, parfois la même tasse pendant des heures. Il attend. Et lorsque l’aube vient l’arracher à ses pensées, il s’active alors, machinalement, comme déconnecté de toute réalité. Il fouille frénétiquement tout le salon, retourne tous les coussins, les piles de papier une à une et puis plus rien. Il se remet à boire et à fumer. Et quand enfin, je feins de me réveiller, il me sourit et tourne la tête, gêné.

L’empreinte des élastiques de mes chaussettes décorent mes chevilles frêles. Les brûlures de cigarette ont presque disparu sous le rose timide de ma peau. J’ai beau courir tous les soirs, mes jambes ne grossissent pas. J’aimerai tellement le rendre fier, je suis tout ce qu’il lui reste et je ne suis finalement rien. Un tas d’os et de chair molle. Un avorton en short et tee-shirt troué. Un fil de fer tordu dans une paire de baskets sales. Un fils maladroit et efféminé. Et je ne bois pas pour accompagner sa peine. Je reste là, à écouter son silence. J’essaie d’être présent en gérant ses absences. Je reprends le rôle de ma mère et quelque part, en le surveillant constamment, il devient mon fils. Je ne suis plus à ma place.

Il roule vite mais à allure constante, comme s’il cherchait à garder le contrôle. Mais sur quoi ? Sur qui ? Son regard, délavé par les larmes qu’il a versées toute la nuit, ne décroche pas de l’horizon. Les muscles de son cou sont constamment crispés dans une même moue stoïque, comme s’il hurlait de l’intérieur sans jamais laisser poindre la moindre émotion hors de ses lèvres. Ce n’est plus un homme, ce n’est plus véritablement un père, mais une statue, une machine programmée pour survivre. Il ne vit plus, son cœur est mort. Je l’examine vainement, car cela me fait mal de le savoir si proche et pourtant si loin, comme s’il ne m’appartenait déjà plus, comme si lui aussi, il s’était défaussé de moi.

Dans le coffre, emmitouflé dans une épaisse couverture polaire, l’urne contenant les cendres de ma mère se met à tanguer. Je sais où nous allons mais je ne sais pas quand il sera prêt à s’y rendre. Pour l’instant, nous faisons des détours discrets, comme pour ralentir le temps, comme pour rallonger le voyage. A la fin, il se tiendra sur la côte, au bord d’une falaise hostile et il lui dira adieu, pour la dernière fois. Ses cendres flotteront vers le néant et avec elles, les derniers battements de son cœur usé.

Ma peau est timide, elle ne bronze pas, elle devient écrevisse. Et mes os poussent à l’intérieur d’elle, jusqu’à ce qu’elle grince et cède. Peut-être que le corps dans lequel je grandis n’est pas le mien ? Peut-être qu’on m’a assigné le mauvais corps, le mauvais sexe ? Je regarde mon père, je me souviens de ma mère. Tout est flou, rien ne va. J’imagine qu’il devra un jour le comprendre. Une fois que j’aurai mis les mots, les formes. C’est une vérité qui doit pour l’instant se taire. Je dois trouver ma place, mon identité. Je ne suis plus un garçon, je ne serais jamais une femme. Il ne l’acceptera pas. Moi non plus.

La mer se rapproche, j’ai le goût salé des algues amères sur le bout de la langue. Mon père s’allume une nouvelle cigarette. Nous arrivons. Le plastique tiède de la portière me rentre dans la hanche. Le ciel est un peu moins gris, mais le vent s’emporte et vient bousculer la voiture sur le bas-côté. Mon père est calme, il continue sa route. Son souffle est lourd, presque humide, comme s’il se condensait à la naissance de sa gorge. Il se décide à faire un dernier demi-tour, bifurquant vers la droite comme pour se donner du courage. J’imagine que c’est dur pour lui, de laisser partir quelqu’un qui est déjà loin. C’est une deuxième mort, parce qu’après les adieux vient l’oubli. Et il ne peut se résoudre à l’oublier. Et c’est peut-être pour cela qu’il n’ose plus me regarder, me parler. Je lui rappelle ma mère. Et moi, j’ai besoin qu’il se souvienne qu’il est mon père. J’ai besoin de lui, plus qu’il n’a besoin d’elle.

Les taches de soleil sur ma peau viennent souligner la maigreur de mon corps. Mes poignets n’ont pas encore mué, à l’inverse de ma voix qui ne sonne plus comme avant, comme moi. Je gratte les dernières traces de vernis bleus sur mes ongles. L’écharpe de ma mère, que je garde nouée autour de mon cou, sent bon. Ce n’est plus tout à fait son odeur, ce n’est pas non plus la mienne. C’est comme si nos deux essences s’étaient mélangées et que le temps était venu par-dessus afin de les estomper subtilement. Ce détail me rassure. Elle est toujours là, sous forme de souvenirs et de fragrances. Peut-être qu’en devenant adulte, en étant moi-même, je deviendrai un peu comme elle ?

La voiture s’arrête finalement sur un parking. Le moteur grogne encore. Face à nous, la mer grise s’agite paisiblement. Les oiseaux hurlent et le vent fait plier les rares mottes d’herbes sauvages. Le bruit de l’eau vient bercer la respiration nerveuse de mon père. Il ne me regarde toujours pas. Ses doigts se crispent autour du volant. Il ne veut plus le lâcher. Je pose ma main sur son épaule et son regard vient balayer mon visage. Il soupire. Ses yeux sont vides de sens. Il se détache et ouvre la portière. Je reste quelques instants à l’intérieur de l’habitacle. Moi-aussi, je commence à avoir peur. Je ne suis peut-être pas prêt à lui dire adieu. Je n’y ai jamais songé.

Le sable est humide et froid. Pourtant l’air est chaud. J’enlève mes chaussettes et foule la plage de mes pieds nus. Le sel dans l’air démange mes yeux et les premières larmes naissent aux coins de mes yeux. Mon père me devance, l’urne tout contre son cœur. Je n’ose pas m’approcher. Je reste à l’écart, comme un étranger. C’est son moment, ses adieux, son histoire qui prend fin sous ses yeux. J’aimerai être proche de lui, mais son corps me refuse toute proximité. Alors je l’observe, tendrement. Quelque part, c’est notre relation aussi qui prend fin.

Les flocons de cendres virevoltent timidement dans l’air, au-dessus de la surface mousseuse de la côte. Au loin, déjà, s’envolent les pétales de souvenirs, leurs nuances grisent se dissolvent dans l’horizon clément. Le ciel s’ouvre, le soleil réapparait, témoin d’une dernière étreinte qui s’évapore avec le sel et les embruns marins. Mon père se tient droit, refusant de céder à la peine. C’est terminé. Et moi-aussi, je disparais. Pour la première fois, je ne suis plus, je n’ai plus à être.

Les gouttes d’eau sur ma peau m’apaisent. Leur froideur rassure ma peur. La toupie tourne à nouveau sur le tableau de bord. Sa course folle ne s’arrêtera pas et la voiture s’élance à nouveau, fière et rapide. Derrière nous s’efface la mer et les dernières traces physiques de ma mère. J’ai abandonné son écharpe dans un geste maladroit et avec elle, comme si de rien n’était, je me suis délesté d’un poids trop lourd pour mes épaules. Mon identité.