Paris derrière les mots, Sophie Jouffreau_Paris
Prix Energheia France 2016
C’est un samedi matin, le mois de mai, et le soleil déjà chaud est planté haut dans le ciel. Je décide qu’il est temps d’appliquer enfin les bonnes résolutions prises pendant la nuit de la Saint-Sylvestre et parviens à tirer ma coloc’ de son lit, pour la première course de l’année.
Toutes deux vêtues d’une marinière rayée bleu-blanc-bleu, nous remontons la Seine de Bercy à Austerlitz, du pont de la tournelle au pont neuf, du quai aux fleurs au quai d’Orsay. Évitant les badauds et les touristes qui flânent en grappe devant les bouquinistes, il me semble que la rive gauche nous appartient. Arrivées à la passerelle Léopold S. Senghor, le souffle court, nous jetons un œil aux chanceux qui trinquent au petit rosé sur leurs péniches et profitent de la relative tranquillité fluviale, dans une félicité toute printanière.
Quand soudain nous parviennent les cris d’un homme, qui depuis le pont de son bateau agite les bras dans notre direction, ouh-ouh les filles, chante celui qui porte lui aussi un pull marin bleu-blanc-bleu. Hasard heureux d’un vêtement identique au nôtre. L’homme, un vieux loup de mer a la peau tannée, mille rides nées de mille rires, et des cheveux blancs sur lesquels rebondissent tous les rayons de soleil. Il sourit et le mouvement de sa main vers nous se veut ensorceleur ; charmées et pas farouches, nous montons sur le pont.
Les joues déjà rosies par ma course et le rosé aidant, le soleil de midi fait gratiner mon euphorie, scellant à jamais cette rencontre dans ma mémoire.
L’homme est poète, dit-il. Fils de Baron déshérité, il vogue sur des fleuves de tendresse et des océans d’amour depuis qu’il a quitté le manoir de Monsieur son Père. C’est un jouisseur, dit-il encore, et ses yeux ne mentent pas. Le temps passe doucement sur la péniche.
Olivier de Cornoy vit dans un monde où les fruits que l’on cueille directement aux arbres guérissent de tous les maux, et où il n’est pas nécessaire de s’excuser d’exister. Où l’amour n’est que le soin de l’autre. Le « baron » a l’appétit de vivre et la langue bien pendue. Profession conteur de fable autobiographique.
Sa voix riante chante l’histoire d’un homme qui a bourlingué, passé sa vie dans les ports, manié le crayon et travaillé le cuir, vendu des ceintures à St Tropez. Peint des ciels bleus sur des plafonds trop blancs pour se faire de l’argent de poche. Partout et toujours égal à lui même, il a ri avec le bas peuple comme il a ri de la haute. Sur le quai des tuileries, ce même quai où je le rencontre, il a jadis défié la gravité et le bon sens debout sur sa mobylette. Le vieil homme, qui ne s’est jamais aventuré trop loin sur la terre ferme, manœuvrant de rive en rivage, n’a jamais cessé d’être un enfant. Charmeur et un peu faune à ses heures, il a cueilli les jeunes filles dans la fleur de l’âge, et toutes ont été pour lui des muses autant que des œuvres d’art.
Vivant d’amour et d’eau fraîche.
On a peine à croire à son récit tant les choses semblent simples. La fiction et l’authentique se confondent. Le tout est composé comme un sonnet.
Ma première rencontre avec le baron bohème en cette fin de matinée au petit rosé m’a marqué pour la vie, à un âge (19 ans !) où je cherchais d’autres icônes moins classiques, d’autres modèles que ceux qui m’apparaissaient par trop évidents.
Je revins souvent sur le bateau, entre deux heures de cours, écouter les histoires du Capitaine sous le soleil. Ou le soir, m’enivrer à la lumière flottante des bateaux mouches. Partager avec le Poète un whiskey-deux-tiers-d’eau ou une cigarette sans filtre.