I racconti del Premio Energheia Europa

Résurrection_Rima Abdel Fattah

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Un grincement, puis, comme un roulement de tambours qui se termine dans un fracas. Je le connais par coeur, ce bruit, mais chaque matin c’est pareil. L’ouverture de la vieille porte rouillée me glace le sang. Est-ce qu’il est voulu ce bruit, en guise de réveille-matin ? Ils n’ont donc pas compris qu’il était impossible de trouver le sommeil dans ce trou… et que nous sommes déjà réveillés, bien avant leur arrivée !

Comme d’habitude, je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Tout doit se jouer aujourd’hui… ou demain.

Dès que les rayons du soleil pénètrent dans la pièce, je promène un regard angoissé sur tout ce qui m’entoure. Si je ne suis pas bientôt choisie, je finirai dans ce coin-là, comme les autres… J’ai des frissons dès que j’y pense. Le cauche­mar ! Depuis quelque temps, il hante même mes journées. Je me vois, étouffant parmi les déchus, froissée, dépouillée de ma dignité ; tantôt flottant à la surface, guettant une planche de salut, tantôt envoyée au fond, asphyxiée par la puanteur de ceux qui m’écrasent, aveuglée par l’obscurité qui m’en­toure.

Et je ne suis pas près d’oublier mon arrivée: l’embarquement brutal, le grand container balloté par les vagues, le coup brutal qui m’a envoyée par terre, serrée à mes compatriotes. Ce n’est que deux jours plus tard que l’idée est venue à notre nouveau propriétaire de nous sortir. Tout est nouveau et bizarre autour de nous. Or, mon regard tombe d’emblée sur le bac du coin. Ce cimetière que je re­doute depuis le premier jour.

Toutefois, après tout ce que j’ai vécu ici, je ne vois plus très bien à quoi ressemblait ma vie, AVANT. Des fois, les souvenirs reviennent par bribes, surtout la nuit. Je suis sûre que, dans le passé, j’avais des «papiers», une identité… Je revois parfois le sourire de la personne qui m’a portée pour la première fois. J’étais, sans aucun doute, une «favorite» car je me souviens d’avoir été témoin de grandes occasions. A quel moment les choses ont-elles commencé à tourner mal ? Pourquoi a-t-on décidé de m’abandonner ? Je semble avoir laissé cette période de ma vie dans un gouffre profond car il ne m’en reste rien… Un trou noir, aussi noir que le fond du bac du coin…

Comme chaque matin, la grosse voix rauque commence son concert. On entend, entre deux quintes de toux, rythmées par une boule de salive crachée à nos pieds:

«Entrez madame… l mahal mahallek!

«Venez voir mademoiselle, ekher mouda!

«Nos prix sont imbattables ! Enna l faïr malek!

Et le magasin se remplit. Des foules curieuses arrivent. Nous sommes observés, examinés… arrachés aux cintres, collés à des corps malodorants. On nous regarde encore et puis, on décide soit, dégoûté, de nous laisser dans un coin, soit de nous enfoncer, après un long marchandage, au fond d’un sac « noir » lui aussi. Tous ceux et celles qui ont quitté, n’ont jeté aucun regard en arrière. Ils sont partis avec l’espoir d’une meilleure vie. Et ceux qui restent n’ont qu’à espérer de partir à leur tour avant qu’un nouveau paquet n’arrive. Les nouveaux arrivants sortiront au grand jour, étireront leurs membres et prendront place sur les cintres. Alors que tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’être élus sont lancés, avec des gestes de rage et maintes malédictions, dans le fameux bac du coin. Là, on est cassé, comme les prix proposés à la foule pour la convaincre de nous emporter.

Un bruit familier me tire à ma rêverie. Un petit cogne­ment, comme quand on frappe discrètement à la porte de son amant ; suivi d’un bruissement léger. Ma place privilégiée à la porte du magasin me permet de la voir arriver de loin. Et je me demande à chaque fois, avec un brin de malveillance qui me fait encore rougir, qui tente de rattraper l’autre, son pied droit ou le bout de sa béquille ?

Ce n’est pas une dame comme les autres. Elle ne res­semble en rien aux autres clientes. Il me semble avoir rare­ment entendu le timbre de sa voix. Mais je me souviens de son regard perçant qui balaie les lieux. Et je la revois s’ap­procher de nous, nous examiner tous, sans que nous ayons à quitter nos places. Elle nous écarte, l’un après l’autre, d’un geste discret, on dirait une caresse. Je guette les coins de sa bouche, ses sourcils qu’elle fronce légèrement quand elle aperçoit un bouton cassé, une poche décousue ou un ourlet qui pend… Une experte ! Elle fait son choix, sans hésiter ; paie, sans marchander et disparaît.

Je m’y connais. Je les observe toutes et je m’amuse à de­viner leur histoire personnelle. Celle-ci a deux enfants, deux garçons bien turbulents, je parie. Les pantalons, ils n’en ont jamais assez. Cette autre a une fille, ou rêve d’en avoir une, je ne saurais le dire. Elle regarde avec envie les jolies robes à volants, les petites jupes fleuries… Mais, elle n’en achète jamais. Telle autre accouchera dans quelque temps… La liste est interminable. Imaginer leur vie, leur inventer des noms, des qualités et des défauts m’empêche parfois de broyer du noir et me fournit, chaque jour, une nouvelle dose d’espoir. Mais, au fond de moi, c’est elle que je souhaite accompa­gner. La dame à la béquille.

Indéchiffrable, elle m’inspire mille questions auxquelles je trouve rarement des réponses. Elle achète tout, les jupes comme les shorts, les petites tailles comme les grandes, à croire qu’elle les collectionne. Cette idée, qui suscite des éclats de rire autour de moi, me traverse l’esprit comme une brise matinale, si rafraîchissante. Ce qui est sûr, c’est que cette dame sent le respect, le goût… et je ne sais quoi de bien plus profond encore.

C’est arrivé en un clin d’oeil. Je ne sais exactement ce qui s’est passé. Je ne me souviens de rien. Ni ce à quoi je pensais, ni comment je suis arrivée dans ses mains. Voilà, elle est là. Elle me tient, me caresse du regard, me lisse, me plie soigneusement et me range dans son cabas. Comme tous les autres, je n’ai pas regardé en arrière, mais je sais qu’ils donneraient tout pour être à ma place!

Libre. Enfin.

Délicieux est le goût de la liberté. Délicieux est le parfum de ce savon doux qui traverse mes mailles. Délicieuse est sa voix qui me parle.

Je l’écoute. Ses projets, ses calculs… je n’y comprends pas grand-chose. Mais, le fait qu’elle les partage avec moi me suffit, me comble.

«La fin ne justifie pas les moyens, baaref».

Elle soupire.

«La vie est dure. Le médecin, le boucher, le directeur de l’école, kellon ma byerhamo».

Sa voix s’étrangle.

«Est-ce ma faute si tu es parti trop tôt?»

Le cadre cloué au mur demeure muet, comme moi qui ai pourtant envie de lui raconter ma vie, lui crier que, moi non plus, je n’ai pas choisi mon destin.

Mais, les confidences s’arrêtent là. Elle se lève et nous quittons la pièce ensemble. Bercée par le rythme de ses pas. Heureuse, je plonge dans un sommeil profond.

A mon réveil, le décor a changé. J’ai à peine le temps de promener mon regard autour de moi et de m’apercevoir que tous les autres sont là, eux aussi. Lavés, parfumés, emballés, rangés…

Je suis déjà bien loin quand, dans le coin de sa boutique, elle note dans son cahier : Chemise à fleurs, 50 000 livres.